Un jour, à Florence, un professeur italien détruisit en quelques mots la conférence d’une demi-heure que je venais de donner. J’avais parlé en français et j’avais conclu par une vision optimiste de l’avenir du Maghreb, des pays méditerranéens –et peut-être même de l’humanité toute entière. Quelques applaudissements polis venaient à peine de s’éteindre qu’il se leva et livra son commentaire d’un ton ironique, dans la langue de Dante.
«Notre ami marocain a dans sa poche une boussole qui indique le sens de l’Histoire. Heureux homme! Moi, je n’ai pas cette chance. Pourrait-il nous montrer l’instrument? Sa vue me convaincra plus que le discours que je viens d’entendre.»
Il y eut un éclat de rire général. Le rouge au front, je fus pris d’une furieuse envie de gifler l’insolent; mais il ressemblait étonnamment à Umberto Eco, et on ne gifle pas Umberto Eco. D’autre part, l'éthique de la discussion m’imposait de lui répondre par des mots, pas par des voies de fait. Je le fis tant bien que mal mais il avait évidemment remporté la partie. Le fait qu’il jouait à domicile rendait sa victoire encore plus écrasante. Je n’avais même pas les moyens de la rhétorique: impossible de mettre les rieurs de mon côté dans ce bel idiome du bel paese que je ne maîtrise pas.
Au cours du dîner qui suivit le débat, nous nous réconciliâmes, le professeur et moi. Il se révéla être un homme fort sympathique, érudit, amusant et de surcroît ami de mon oncle –mais bon, ça, ça n’a rien à voir avec ce qui nous intéresse ici.
La nuit venue, contemplant au loin les miroitements de l’Arno depuis la fenêtre de ma chambre d’hôtel, je dus me rendre compte qu’il avait raison et que j’avais tort. Personne n’a «la boussole».
Il y a des jours comme ça, dans la vie: une rencontre imprévue, une phrase lue, voire un camouflet comme celui que j’avais essuyé fait subir à notre pensée une inflexion décisive. Pour moi, ce fut le cas de cette soirée florentine, vers 2001 si mes souvenirs sont bons.
Jusque-là, j’avais effectivement cru qu’il y avait un sens de l’Histoire. On n’est pas sérieux quand on a vingt ans –on est hégélien.
Et puis, j’ai compris ce soir-là, dans la capitale des Médicis, ce que plus sagace que moi savait depuis toujours. Radieux, médiocre, catastrophique, notre avenir? Impossible de le dire. Une seule chose est sûre: notre avenir sera ce que nous en ferons.
Qu’ont fait les habitants de l'île de Pâques de leur avenir? Un désastre. Ils disparurent corps et biens après avoir, au cours des siècles, coupé tous les arbres qui poussaient sur leur île. Ce déboisement général rendit leurs terres incultivables, d'où la famine, la guerre civile et en fin de compte la disparition de la civilisation matamua. Brrrr…
Ce «suicide écologique» menace aujourd'hui la planète entière. Sans même attendre cette échéance, les Somaliens ont réduit à néant leur avenir en sombrant, il y a quelques décennies, dans une absurde guerre de clans. Tous ceux qui l’ont pu ont fui et l’État a purement et simplement disparu… Même chose pour le Libéria. Quant au Vénézuéla, qui a des ressources naturelles abondantes, il n’est plus qu’une caricature de pays après des décennies d'impéritie de ses dirigeants. Ils auraient pu devenir la Suisse, ils sont un ramassis de clochards. Bravo.
En ce qui nous concerne, nous sommes en pénurie d’eau, nos sols se dégradent, notre sable disparaît et nous nous installons en masse sur le littoral atlantique– dont les scientifiques nous disent qu’il sera submergé dans une génération. Nous étions 11 millions en 1960, nous sommes plus du triple aujourd’hui. Et ça continue. Et il faut nourrir cette population, l’éduquer, la soigner, lui trouver des emplois décents, faire s'épanouir les talents qu’elle abrite…
Cette situation préoccupante fait penser au mot célèbre du maréchal Foch: «Ma droite est sous pression, mon centre cède, impossible de me mouvoir… Situation excellente, j’attaque!». Et c’est ainsi qu’il a gagné la guerre.
Autrement dit, soit nous «attaquons», comme Foch, soit nous périssons, comme les matamua de l'île de Pâques.
Oui, vraiment: notre avenir sera ce que nous en ferons.