How I wish I were a painter Virginia Woolf
C’est à l’origine, purement et simplement, celle du monde, que Bouthaina Azami s’attaque. Mais cette entreprise n’a rien d’une entrée brutale, ou par effraction, dans une alcôve interdite.C’est une irruption, réjouissante et délicate, dans un périmètre, que nous connaissons tous, et qui nous concerne au premier chef.Rappelez-vous qu’au commencement... était le corps.C’est de lui qu’il s’agit, ici. Sans drap ni détour.Le corps avec sa gloire et ses servitudes. Il est le début et la fin.Il est... l’origine!De ce que nous sommes et nous serons, en dépit de tous les combats, puisqu’ils sont perdus d’avance.Il est l’objet central par lequel le scandale est arrivé, arrive et arrivera.Il restera au centre de notre souci -métaphysique- tant que durera l’aventure, sous forme d’odyssée, de notre arche mi-lunaire mi humaine.Bouthaina se glisse dans la chair, cette enveloppe trompeuse -qui dit notre désarroi, par chacun de ses frémissements- pour traquer rien d’autre que ses émois.
Courbet a mis le doigt sur un nœud gordien. Et le monde -celui de l’esthétique, donc le plus vrai, celui qui ne triche pas en se cachant derrière un ingénieux paravent pour exister- n’a plus été le monde.Son œuvre radicale, décisive, a changé notre perception de l’art.C’est dans ses pas que Bouthaina a mis les siens, pour nous dire, en chuchotant presque, telle est sa délicatesse, que la peinture est un aveu de faiblesse, une façon de reconnaître sans aigreur que le monde a triomphé et que le peintre est seul et qu’il n’a pour seul pouvoir que cette illusion tenace qui le fait résister, à la manière d’un illustre chevalier, qui a perdu sa vie à se battre seul contre des ombres et des fantômes, dans un immense désert peuplé d’ombres et de fantômes.
L’artiste ne triomphera jamais, mais son combat est central.C’est la reconnaissance de ce paradoxe qui fait le prix de son œuvre. Nous n’avons pas besoin de héros qui triomphent, mais de gens, qui disent combien il leur coûte d’exercer, vaille que vaille, le dur métier de vivre, pour reprendre les splendides mots de Cesar Pavese, qui n’ont pas pris une ride depuis qu’ils furent énoncés.Les corps, Bouthaïna Azami les peint avec l’œil qui tremble, surpris de voir ce qu’il voit, découvrir ce qu’il ne soupçonnait pas.Si l’on pense ici ou là à Manet, Matisse ou Bonnard, Bouthaina ne s’en est pas laissée imposer par ses glorieux aînés. Elle peint avec une rage rentrée, une sincérité surtout et une grande sensibilité.L’œil est ici… le centre du monde.Un monde d’ombres et de lumières chatoyantes.Il y a du rouge, et tous ses dégradés, qui s’en donnent à cœur joie, et ne mégotent jamais pour rendre, avec la plus grande justesse, la nuance qu’ils ont sur le bout de la langue. Et ces éclats, en forme de repentir, qui vont et viennent, pour nuancer, définir autrement, ou jeter vers d’autres pistes. Vers la vie et la mort.Car c’est de cela que parle la peinture de Bouthaina Azami, elle ressasse, m’a-t- il semblé, un même refrain.Et dans leur intervalle, une chose, une seule, le corps.Le corps comme un poème.Tout puissant et fragile.Par qui tout commence et tout s’achève.Hymne à ce qui nous soustrait du néant, et nous offre un poison, en nous faisant gravir les sentiers de l’éternel, avant de nous rappeler à l’ordre.C’est tout cela et rien que cela que Bouthaina Azami a mis en scène par le graphisme, la photo, la peinture... pour nous mettre sous les yeux l’évidence éclatante d’une tragédie, la nôtre, que les prodigieux funambules que nous sommes feignent de ne pas voir.Ce travail fait écho, sur une musique lancinante, à une vingtaine de portraits, qui s’efforcent de taire ce qui ne peut être énoncé à haute voix. Il y a des rêves, des réminiscences, des miroirs, des lys noirs, des trahisons, des offrandes... Cela s’appelait à fleur de mondes. Ce n’est pas pour rien, on l’imagine. Le monde encore et toujours. Le monde et rien que le monde.Les peintres ne sont pas gens naïfs, on les imagine trop souvent, à tort, le front éthéré et l’âme perdue, dans les vertes prairies des songes. Ces gens voient mieux que nous et ils ont le pied plongé dans la vie.
Ce deuxième volet de l’œuvre s’appelle, maintenant, échos de silence, comme si une vieille dame, impatiente, était passée par là et avait glissé à Bouthaina, dans le creux de l’oreille, que le silence est la seule chose qui permet à la peinture de trôner au-dessus des autres arts.Bouthaina Azami, qui est une excellente écrivaine, a entendu la vieille dame, nommée Virginia Woolf, et placé le silence, comme une prière, en filigrane de son œuvre.Cela commence par L’écume des rêves et l’écho des miroirs y marque le point culminant. Le vert, le mauve et le jaune s’y mélangent avec une virtuosité d’arc-en-ciel. On croit par moments entendre la voix de Billie Holiday chanter Strange fruit. Vous n’auriez pas tort, si vous entendiez, vous aussi, comme moi, les langueurs vocales de la grande dame. Bouthaina peint comme Bessie et Billie chantaient et continuent de nous enchanter à travers le temps.Elle peint et une voix, la sienne, semblant venir de plus loin que le monde, dit :« Un jour, ici ou ailleurs, une femme parchemin te dira les oiseaux qui venaient s’abreuver juste au creux de son cou, quand les printemps étaient encore printemps d’oiseaux libres. Pleuvent, désormais, leurs ailes dans les brisants amers. »C’est cette voix, fragile, qui donne son incomparable force à l’œuvre de Bouthaina Azami.