Exclusivité-Le360. Ep2. Les bonnes feuilles de «Ben Aïcha», de Mustapha Kebir Ammi

La galerie des glaces, château de Versailles. 

La galerie des glaces, château de Versailles.  . C.Lepetit / Only France

«Ben Aïcha», le prochain roman de Mustapha Kebir Ammi (Mémoire d’Encrier), est une fiction autour de ce célèbre corsaire marocain, ambassadeur de Moulay Ismaïl à la cour de Louis XIV. Le360 vous en propose huit extraits. Aujourd’hui, une fête est donnée à Versailles en l’honneur de Ben Aïcha.

Le 07/04/2019 à 13h03

Ecrivain né à Taza, Mustapha Kebir Ammi signe, avec «Ben Aïcha», son dernier roman aux éditions Mémoire d’Encrier, une maison d’édition québécoise fondée en 2003.Abdallah Ben Aïcha est un corsaire marocain, issu de Salé-le-Vieux, parti de rien, devenu amiral (Raïss), puis ambassadeur du sultan Moulay Ismaïl auprès du roi Louis XIV à Versailles.Dans ce roman à paraître, Mustapha Kebir Ammi vous propose une fiction tirée de ce que l’on sait de ce personnage historique.

Ainsi, au fil de l’intrigue, Ben Aïcha rencontre, lors d’une somptueuse fête à Versailles, un certain 13 février 1699, Marie-Anne de Bourbon, princesse de Conti, fille du roi Louis XIV.

Or l’histoire n’a rien retenu de la passion qu’ils ont vécue… 

***

Le 13 février 1699, Ben Aïcha arriva à Versailles aux alentours de vingt heures. Il y avait là tout ce que la France compte de beaux esprits, de gens bien nés, de serviteurs de l’État, mais aussi de parasites, qui savent s’insinuer en tous lieux et tirer profit de ce qui se trouve sur leur route. Il ne tarda pas à comprendre pourquoi l’on répétait que ce palais était un théâtre où on aime à se montrer et où se croisent des libertins et des saints. Il vit d’abord madame de Langreville. Ses manières, précises et toutes en sous-entendus, en disaient long sur la vertu qu’elle affichait ostensiblement. Elle minaudait, avec les craintes d’une jeune vierge qui voyait pour la première fois un homme surgir d’un sous-bois. Elle était parfumée excessivement, et son visage ainsi que son front étaient blancs ; elle les avait beaucoup trop fardés mais c’était la mode, on aimait ce teint clair, blafard presque. Elle portait une robe turquoise, à l’italienne, échancrée sur les côtés et bien ouverte sur sa poitrine. On ne voyait pas ses seins, mais elle s’était arrangée pour qu’on devine qu’ils étaient bien fermes sous son corsage. Elle était au bras de Gédéon de Balzain, un mémorialiste sourcilleux et inspiré, qui lui disait, avec force détails, comment le sac du Palatinat avait failli être un naufrage. Gédéon de Balzain était un excellent conteur, il narrait cet épisode comme s’il avait été dans les premières lignes. Il avait sûrement des vues sur madame de Langreville, il avait des trémolos dans la voix et surtout l’œil pétillant de l’homme qui craint de perdre une bataille décisive. Il lui expliqua que le vicomte de Turenne n’avait pas été qu’un fameux général et que le sac du Palatinat avait été son chant du cygne. Mais elle aperçut Ben Aïcha et voulut aller voir l’ambassadeur du Maroc de plus près. Elle ne s’embarrassa d’aucun stratagème pour quitter Gédéon de Balzain et s’approcher de lui.— Monsieur, lui dit-elle avec une fausse naïveté, je parie que vous nous venez de loin, de ces nations où les lois sont diffé- rentes des nôtres et les femmes célébrées comme des déesses !

Ben Aïcha esquissa un sourire.

Gédéon de Balzain ne supportait pas qu’on le congédie de cette façon, il avait une trop haute idée de lui-même, mais il était beaucoup trop subtil pour laisser voir qu’il était piqué dans son orgueil. Il rangea de côté le sac du Palatinat et s’ap- procha lui aussi de Ben Aïcha pour lui dire qu’il était fort bien vêtu, qu’il savait d’où il venait et qu’il avait une fort bonne connaissance de son pays.

— Vraiment ?

— Monsieur, lui dit Gédéon de Balzain, il me plairait de me rendre dans votre nation !

Madame de Langreville, qui trouvait que Gédéon de Balzain en faisait trop, se rebella :

— Laissez-moi d’abord dire à notre ami combien nous sommes ravis de l’avoir parmi nous.

— Mais faites, je vous prie.

— Nous n’avons pas souvent l’occasion de recevoir un hôte de cette envergure.

— Vous êtes délicieuse, madame, lui répondit Ben Aïcha. Cette épithète, délicieuse, la fit gentiment bondir. Elle sourit.

— J’aime votre manière de parler notre langue.

— J’aimerais la parler mieux, se défendit Ben Aïcha.

Une dame se joignit à eux. Elle n’était pas vraiment belle, mais elle avait de l’allure et un agréable parfum, à base de musc. Manifestement, elle connaissait bien Gédéon de Balzain et madame de Langreville. Ben Aïcha sut la détailler sans en avoir l’air, il avait l’œil pour débusquer ce qui ne se laisse pas voir. Il se rappela les mots de ce diable d’Harismendy: « Elles se mettent de l’oxyde de plomb sur le visage, le cou, parfois les bras et la naissance de la gorge, en recourant à de la graisse de mouton et à des produits orientaux. » Il sourit. Il se demanda si elles faisaient vraiment tout ça, et si elles multipliaient les onctions d’eau distillée de fleur de lys, et du jus de limon, pour séduire et… attraper les gros poissons !

Quand madame de Langreville pria Gédéon de Balzain de l’accompagner dans les jardins du château, Ben Aïcha resta seul avec cette dame. Elle était assez grande et fine, comparée aux autres femmes. Elle avait des yeux noisette et un regard droit, très franc. Elle ne semblait manifestement pas très à l’aise entre ces murs. Elle ne le disait pas, mais elle ne prisait pas trop la compagnie des femmes et des hommes qui ne s’employaient qu’à montrer un visage qui n’était pas le leur.

— Vous venez de l’empire du Maroc ?

— Bien vu, madame.

— Je n’ai jamais visité votre pays, mais j’ai lu quantité de choses le concernant.

— Il vous plaira sans aucun doute.

— Les auteurs s’accordent à dire qu’il est singulier et qu’il ne ressemble à aucun autre.

Elle parlait avec lenteur, mais il nota une impatience dans sa manière de le regarder. Elle évoqua de nombreux auteurs. Puis elle lui confia qu’elle rêvait d’écrire depuis longtemps une histoire qui se déroulerait entièrement dans son pays.

— Croyez-moi, monsieur, cela fera un excellent livre, la coupa le comte de Versoy.

— Je n’en doute pas, se hâta de dire Ben Aïcha.

Il regarda le jeune comte qui venait de les interrompre et

qui battait des cils comme une jeune femme. C’était prétendu- ment un fils adultérin du roi. L’on ne disposait pas de preuves pour étayer ou mettre en doute cette filiation, mais il avait des droits que personne d’autre n’avait à la cour du Grand Louis. Il aimait les hommes et le monarque, disait-on, n’avait pas su le guérir de ce travers.

— Notre gloire, ici présente, madame de Fontessac, ajouta le jeune comte, n’a pas encore écrit sur votre royaume, mais dès qu’elle le fera les poètes cesseront d’écrire.

Madame de Fontessac ne réagit pas à cette flagornerie. Elle était d’une extrême exigence. Si elle écrivait de jolies choses, elle s’en satisfaisait rarement. Elle rêvait de composer quelque chose qui pût la combler un jour. Elle n’était pas comme ces gens qui savent parler de pays où ils n’ont jamais mis les pieds et décrire des peuples qu’ils n’ont rencontrés que dans leur imagination débordante.

Madame de Fontessac fit promettre à Ben Aïcha d’aller la voir, un de ces jours, chez elle, et s’en fut retrouver des amis à l’autre bout du salon.

Le jeune comte de Versoy revint le voir. Il s’approcha un peu plus de Ben Aïcha et lui glissa à l’oreille qu’il était bien mieux habillé que les princes de sang. Il ajouta, sans à-propos, que le royaume de France avait du souci à se faire.

— Cette nation va partir en couille, c’est moi qui vous le dis, répétait le fils du roi, en dansant sur ses jambes, et les Ottomans vont venir dépecer ce qui va rester de la couronne.

— Monsieur le comte, lui dit un homme, avec un large sourire complice, qui venait de passer près de lui, je vous rappelle qu’il y a des oreilles chastes dans ce palais, dont celles de votre père.

Cet homme était un capitaine qui descendait d’une vieille famille normande, dont plusieurs avaient été exilés en Alle- magne; il essayait, par tous les moyens, de gagner l’amitié du comte et semblait avoir trouvé la manière d’aborder ce jeune homme pour s’approcher de son royal père.

Le jeune comte se tourna vers lui.

— Ne trouvez-vous pas que notre hôte, qui nous vient du lointain Maroc, est fort bien habillé et mieux que bien des princes ? lui demanda-t-il.

Une baronne, qui avait la réputation de n’avoir de penchant que pour ce qui était chrétien, répondit à sa place ; elle affirma, sûre d’elle, que Ben Aïcha eût pu servir de modèle à ceux qui font vœu d’habiller leurs semblables.

On n’avait pas un goût prononcé pour les mahométans à la cour de France. La détestation dont ils faisaient l’objet s’auto- risait bien des approximations. On aimait à les affubler de tous les travers, réels ou imaginaires. Ils étaient cruels et souvent enclins à martyriser qui leur fait le moindre tort. Ils ne savent pas se tenir, disait-on, n’ayant jamais vécu ni grandi dans une grande religion et des principes émérites.

Toutefois cet ambassadeur, que le Maroc avait choisi pour le représenter, surprenait son monde. Il ne faisait pas d’ef- forts pour briller, se mit-on à dire. Cela commença comme un murmure avant de se répandre, puis on se mit à le tenir ouvertement. Il en imposait d’emblée et sans le moindre calcul, la nature l’avait gratifié de tant de noblesse. Ciel, comment avait-il appris à mélanger si habilement les couleurs et à marier les étoffes !

À l’heure de rencontrer le roi, son nom fut prononcé improprement, mais il ne s’en offusqua pas, il ne s’aventura pas à songer qu’on ne se souciait de bien prononcer, dans le royaume de France, que ce qui était chrétien.

Le roi s’approcha de Ben Aïcha et posa la main sur son épaule.

Par Kebir Mustapha Ammi
Le 07/04/2019 à 13h03