Ecrivain né à Taza, Mustapha Kebir Ammi signe, avec «Ben Aïcha», son dernier roman aux éditions Mémoire d’Encrier, une maison d’édition québécoise fondée en 2003.
Abdallah Ben Aïcha est un corsaire marocain, issu de Salé-le-Vieux, parti de rien, devenu amiral (Raïss), puis ambassadeur du sultan Moulay Ismaïl auprès du roi Louis XIV à Versailles.
Dans ce roman à paraître, Mustapha Kebir Ammi vous propose une fiction tirée de ce que l’on sait de ce personnage historique.
Ainsi, au fil de l’intrigue, Ben Aïcha rencontre, lors d’une somptueuse fête à Versailles, un certain 13 février 1699, Marie-Anne de Bourbon, princesse de Conti, fille du roi Louis XIV.
Or l’histoire n’a rien retenu de la passion qu’ils ont vécue…
***LA FILLE D’UN ROI SEMBLABLE A UN DIEUBen Aïcha se dit d’abord que tout cela, cette princesse et ce sublime palais, était irréel. Il essaya de se donner de la contenance, il représentait l’empire chérifien, mais il était pris, bien malgré lui, dans un tourbillon, et son avis ne comptait pas ou trop peu.
La princesse passa devant lui, souveraine et maladroite à la fois. Oui, il y avait comme une certaine gaucherie dans le maintien de la jeune femme –mais cela était soigneusement étudié, Émilie de Choin ne laissait rien échapper à son juste calcul. Elle lui indiquait jusqu’au pas qu’il convenait de poser sur le sol avec cette légèreté que l’automne, ce sont ses mots, prête aux feuilles d’un arbre, à l’heure de mourir. Elle avait dû lui dire:- Marchez, Votre Altesse, sans rien céder de ce qui peut, à raison, exaspérer l’envie de vos rivales.
Cette Émilie de Choin aurait pu faire un excellent ministre de la Police. Elle connaissait bien le royaume, elle en connaissait les tréfonds, et tenait tous les hommes et femmes influents du pays par un secret ou un autre. Femme d’exception, elle savait se faire craindre par tous. Elle était sûre d’elle et loyale surtout à la princesse.
La princesse de Conti s’était attachée à cette femme comme on s’attache à une sœur. Elle savait qu’elle lui était dévouée et qu’elle ferait toujours barrage de son corps et de son âme pour la préserver du pire. Elle était née d’un grand bailli de Bresse et gouverneur pour le roi. Sa tante, la comtesse de Bury, l’avait fait venir à Versailles et elle était devenue dame d’honneur de la princesse de Conti. Elle était intelligente, elle savait gagner l’estime des puissants. La princesse la vit. Elle apprécia sa capa- cité à tenir la dragée haute aux hommes et à faire des femmes, au pire, des alliées en neutralisant tout ou partie de ce qui, chez elles, pouvait nuire. Elle lui avait dit, un jour, tu seras ma dame d’honneur, et cela s’était fait, les dieux avaient exaucé cet ordre.- Marchez, Votre Altesse…
Elle entendait la voix d’Émilie de Choin lui prodiguer ses paroles à chaque pas qu’elle faisait, et cela la rendait forte. Son pied traçait son chemin, sûr de lui, au milieu d’une assemblée d’hommes et de femmes médusés: ils retenaient leur souffle, ils n’avaient encore jamais vu la princesse comme ils la voyaient.
Ses demi-sœurs ne lui pardonnaient pas d’être aussi belle. Que n’auraient-elles donné pour être à sa place ! Quant à leur mère, madame de Montespan, elle en voulait à mort à ce fat de mari qui ne les avait jamais enfantées et qui lui donnait son bras négligemment, comme s’il régnait sur la dynastie des Ming. Elle était la maîtresse du roi et elle avait le sentiment d’être traitée comme une femme de petite vertu, elle n’avait aucun pouvoir, elle était comme la dernière des odalisques, vieille femme usée, même pas bonne à trousser dans une grange. Si c’était à refaire, elle n’accepterait pas de se livrer aux commandements d’un homme dans sa royale couche, dût-elle y laisser sa peau! Elle trépignait, elle se tenait sur un pied puis sur l’autre, elle était verte de rage.
Un peu de tenue, madame, ce qui est fait est fait, aurait aimé lui souffler son bon à rien de mari, qui n’avait été bon qu’à voir la vie lui passer sous le nez. Il rongea son frein, puisqu’il était inconvenant d’ouvrir la bouche dans un instant pareil, et se contenta de regarder, admiratif et muet, la princesse.
Une autre favorite, madame de Maintenon, ne perdait rien de la scène qui se jouait sous ses yeux et qui la réconfortait tout en la mettant hors d’elle. Ce spectacle cocasse la consolait un peu de n’être plus en première ligne et de ne recueillir que des signes de reconnaissance compassée de la part de ceux qui l’avaient autrefois servie ou tenue dans une haute estime. La princesse torturait, par sa seule présence, la Montespan et ses bâtardes qui, de leur côté, se délectaient dans sa détestation. Madame de Maintenon était rayonnante. Elle savait gré à cette jeune princesse de supplicier la Montespan et ses filles comme elle le faisait.
Marie-Anne de Bourbon n’ignorait rien des sentiments qui se jouaient sur la présente scène, comme si elle avait été depuis toujours élevée sur les planches d’un théâtre aussi veule. Sous des dehors où l’innocence n’avait nul besoin de batailler pour imposer son ordre, elle se réjouissait, avec une délicieuse cruauté, de susciter autant d’envie.
Elle souffrait du calvaire de sa mère qui avait décidé de faire don de sa vie à Jésus dans un strict couvent. Elle avait essayé de la dissuader de rentrer dans les ordres. Mais rien n’avait pu détourner cette femme blessée de se retirer du monde. Elle la vengeait, piétinant avec rage, dans une implacable lenteur, tous ces visages qui l’avaient un jour trahie.
Rien ne lui aurait davantage plu que de se défaire de toute bienséance pour hurler jusqu’à l’ivresse qu’elle abhorrait Versailles et qu’elle songeait à une femme, recluse dans une cellule, loin de toutes ces vanités.
Elle ne risquait rien, elle était la fille d’un roi semblable à un Dieu, qui n’ignore rien de ce que ses sujets portent dans le tréfonds de leur âme. Mais elle hésita à commettre ce qui avait valeur de crime.
Puis elle s’affranchit du bras de son père, en assumant tous les périls auxquels ce geste pouvait l’exposer. Elle avait tous les droits.
Durant une fraction de seconde, le monarque cessa d’être roi. Son royaume n’était plus que ruines. Son soleil déclina brusquement, il redevint un simple mortel.
Attendri, il regarda sa fille s’éloigner pour se lier, quelques pas plus loin, avec Lord Humperdick, qu’elle connaissait un peu et qui savait parler aux femmes. Lord Humperdick n’avait pas toujours été vieux et il gardait, à soixante ans passés, cette élégance nonchalante qui est le chic des Anglais qu’on croise loin de chez eux. Il mettait tout en œuvre, dès qu’il la voyait, pour la retenir avec un bon mot.
Elle le pria de l’excuser, elle avait reconnu un homme qui lui avait, naguère, fait perdre la tête et chez qui l’on ne voyait plus que les travers dont la nature l’avait généreusement pourvu: son nez de fouine, ses larges oreilles décollées et son effarante obséquiosité. Et dire qu’elle avait conspiré pour qu’il demande sa main!
Elle passa tout près de lui. Mais elle ne s’arrêta pas pour le saluer. Cet homme n’est pas pour vous, lui avait dit Émilie de Choin, qui avait d’emblée noté les travers que l’homme, avec un surcroît d’efforts, ne pouvait pas rectifier pour avoir un profil plus avantageux.
L’aïeul du futur Louis-Antoine de Bougainville l’entretint du rêve qu’il caressait, le voyage qu’il entendait entreprendre et qui le mènerait, espérait-il, autour du monde. Il s’employait, avec une habile perfidie, à minorer l’œuvre considérable de François Martin, qui se rendit jusqu’aux Indes orientales, en rapporta de fameuses drogues pour soigner diverses affections avant de tenir, par une patente d’Henri IV, boutique de pharmacien à Rennes. Elle laissa le voyageur à ses rêves et s’approcha de la marquise de Bellerive. Celle-là ne ressemblait en rien à toutes ces dames qui s’employaient à faire croire, en multipliant leurs détestables simagrées, qu’elles étaient jeunes encore et désirables.