Le 14 octobre, François Hollande inaugure à l’Institut du Monde Arabe l’exposition «Le Maroc contemporain». A la demande de Jack Lang, directeur de l’IMA, j’ai écrit la préface du catalogue. J’ai eu du mal à écrire le texte. Difficile de saisir toute cette diversité de la création contemporaine marocaine. Difficile aussi d’être en accord avec le choix des commissaires français et marocain. J’ai regretté vivement que de grands artistes n’y figurent pas. Mais c’est leur choix. Tout choix est forcément injuste. De toute façon, cette grande exposition est la bienvenue pour le Maroc, surtout en ces temps de confusion et de violence. C’est un visage divers et multiple que présente ce pays, un visage neuf et parfois surprenant.
Des bâtisseurs de lucidité
Il fut un temps où la création artistique au Maroc était rare et discrète. De grands artistes avaient fait le voyage pour recueillir la lumière et le mystère de ce pays. Delacroix, Matisse, Majorelle, Claudio Bravo ont tous été éblouis d’une façon ou d’une autre par le Maroc. Quant aux Marocains, ils se contentaient d’être des artisans rigoureux, sans prétention, travaillant les objets de la vie quotidienne selon une vision où l’art était là quasiment à leur insu.
L’exposition « Maroc contemporain » essaie aujourd’hui de donner à voir une créativité diverse, étonnante, inattendue, souvent audacieuse et peu connue. C’est la première fois que des artistes dits « pionniers » se retrouvent à côté de jeunes venus d’horizons insoupçonnés. Il a probablement fallu faire de nombreux voyages dans ces territoires où des artistes ont utilisé les matériaux dont ils disposent pour dire le Maroc d’aujourd’hui tel qu’il leur apparaît ou qu’ils l’imaginent. Un Maroc de rupture où les objets sont forcément détournés, où des images insolites viennent creuser leur sillon dans la mémoire vive d’un peuple qui a tant de choses à dire. Il y a la toile et d’autres matières, d’autres espaces et d’autres cieux. Il y a un imaginaire habité par la dérision, le besoin de forcer les portes de l’apparence, d’ouvrir des rues dans les veines du pays, avec cette insolence qui provoque tant de questions. Mais comme dit René Char «Aucun oiseau n’a le cœur de chanter dans un buisson de questions», alors des créateurs mettent de la couleur et de la musique sur des songes tombés du ciel, tombés du lit comme si le sommeil était un arbre où nichent des pèlerins de l’impossible. Des toiles, des installations, des vidéos, des captures d’images et de lumière.
Les créateurs réunis dans cette manifestation ne se connaissent pas pour la plupart. Leurs œuvres se parlent, font du bruit, laissent des traces et des échos ; certaines tournent le dos à d’autres, mais toutes tissent une toile miraculeuse. C’est la première fois qu’un tel mariage est célébré, une union sans conséquences, sans contrat. Il est regrettable qu’il y ait des absents. Deux ou trois peintres importants n’y figurent pas. C’est dommage. Certains n’ont pas désiré faire partie de la fête. D’autres sont là à force de tapage et d’auto proclamation. Mais qu’importe, ils ne font plus illusion. L’ensemble est hétérogène, riche, fulgurant de découvertes, échappant à l’ordre attendu, prenant des chemins de traverse, escaladant des montagnes où le réel est abandonné à son sort et la vie prend toute sa verve, ses sources, ses folies et ses passions.
Il y a des toiles peintes, des photographies, des vidéos, des installations, des captures d’images et de lumière, des silences tracés par une main sûre et qui crache de l’encre. Il y a des fontaines qui chavirent, des dérapages qu’on cultive et des pans de terre dont on espère une fertilité éternelle.
Toujours René Char qui nous apprend que «le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu’il n’écrit pas.» Ici on peut dire que l’artiste existe par les créations qu’il abandonne ou qu’il déchire. On voit combien de créateurs vont au-delà de l’illusion et osent faire des trous dans le réel.
Il y a le cas de ce que j’appellerai «l’artiste absolu», dans l’éphémère et le travail du temps, dans le refus du marché et de la compétition, dans le silence et la pudeur. Pour la première fois Khalil El Ghrib sort de sa nuit. L’art émerge de la décomposition du vivant. Point de vanité ni de bruit. Cet autre visage du Maroc est dans la tradition populaire. L’art ne veut rien devoir à cette lumière naturelle. Il en fait partie. C’est ce qui se voit dans la plupart des artistes que les commissaires de cette exposition ont eu l’instinct de révéler au grand public. Certains sont anonymes, reclus dans leur solitude, persévérant dans leur être comme des bâtisseurs de lucidité.
Il se peut que cette grande fresque dérange, incommode, surprenne sûrement mais elle ne laissera personne indifférent. L’art et le confort ont l’avantage de s’annihiler. Ici pas d’apaisement. Inquiétude, perturbation, chahut gourmand, déstabilisation, déroute et surtout liberté. Une liberté totale, heureuse, féconde. Il va falloir réviser nos tablettes. L’art du Maroc contemporain est vivant, inachevé forcément, en route, en progression ou en déroute. Comme la vie, comme les rêves éclatés, comme les jours qui se brisent dans des miroirs oubliés dans le marché aux vanités.