Quand l’IA fait parler les morts

Fouad Laroui.

ChroniqueL’IA pose de graves dangers à l’humanité – et d’abord de lui faire perdre son humanité.

Le 12/11/2025 à 11h14

Un jugement vient d’être rendu aux États-Unis qui constitue une première dans l’Histoire de l’humanité. Dans le flot d’informations qui nous submerge chaque jour, celle-là n’a peut-être pas été remarquée. Elle mérite pourtant qu’on s’y arrête.

Commençons par le commencement: une altercation entre deux automobilistes. À Chandler (Arizona), deux hommes, chacun au volant de sa voiture, s’accrochent verbalement parce que l’un d’eux n’a pas respecté la priorité que le code de la route accordait à l’autre. Les injures fusent. Gabriel Horcasitas, furieux, sort de son véhicule, brandit une arme et tire sur Chris Pelkey, le tuant instantanément. Cela se passait en Novembre 2021. La police arrêta Horcasitas et le plaça en détention provisoire.

Le jugement vient d’être rendu. Horcasitas a été condamné. Mais voici le détail qui m’a fait tiquer parce qu’il est réellement inouï, au sens premier de l’adjectif. Plusieurs années après sa mort, Chris Pelkey a pris la parole dans la salle du tribunal et a apporté son propre témoignage. Si cette phrase vous semble surréaliste, c’est parce qu’elle l’est.

En fait, Pelkey a été «régénéré», «ressuscité»– on ne sait comment dire– à l’aide de l’intelligence artificielle et c’est son «avatar» qui s’est adressé au juge, au jury, au public et, en particulier, à son propre meurtrier.

«L’existence n’est pas un attribut de l’individu, disait Kant. On ne peut pas dire que l’avatar de Chris Palkey était Chris Palkey auquel ne manquait que l’existence– comme il ne lui aurait manqué que la barbe si l’IA la lui avait rasée.»

—  Fouad Laroui

Regardant ‘Pelkey’ s’adresser à eux, toutes les personnes présentes ont été bouleversées. Le meurtrier a essuyé les larmes qu’il ne pouvait retenir. Il y avait de quoi: ‘Pelkey’, le regardant droit dans les yeux, un sourire bienveillant illuminant son visage, venait de lui dire qu’en bon Chrétien il lui pardonnait…

Il n’est d’ailleurs pas sûr que ce pardon ait joué en sa faveur: émus par la bonté de ‘Pelkey’, les jurés ont collé la peine maximale prévue par le Code pénal à son meurtrier– le salaud, il a occis un saint, on le voit bien maintenant.

Cette histoire m’a plongé dans un abîme de réflexions.

D’un point de vue philosophique, un individu est un être vivant qui se caractérise par ses capacités à être conscient et à éprouver des sensations. Pour la biologie, un individu est un spécimen vivant appartenant à une espèce donnée. Par conséquent, on ne peut dire en aucun cas que ‘la chose’ qui a témoigné ce jour-là au tribunal était un individu. Lorsqu’elle a dit ‘je’, c’était pur simulacre, pur mensonge. Et pourtant ce simulacre a eu une incidence sur la suite du procès. Je ne suis pas juriste mais il me semble évident que le verdict est nul et non avenu.

La famille de Pelkey a expliqué avoir utilisé l’IA pour permettre à leur cher disparu ​​de s’exprimer avec ses propres mots sur l’incident qui lui a coûté la vie. Tout en respectant leur douleur et en éprouvant de la compassion pour eux, on doit leur dire qu’ils se trompent lourdement. En aucun cas, Pelkey ne s’est exprimé ce jour-là. Il n’était pas là, point.

Allons un peu plus loin en philosophie. On peut reprendre ici la réfutation que Kant a opposé au fameux (et fallacieux) argument ontologique. L’existence n’est pas un attribut de l’individu, disait Kant. On ne peut pas dire que l’avatar de Chris Palkey était Chris Palkey auquel ne manquait que l’existence– comme il ne lui aurait manqué que la barbe si l’IA la lui avait rasée. L’expression ‘Chris Palkey auquel ne manque que l’existence’ n’a aucun sens. Elle s’auto-détruit d’elle-même, instantanément. La ‘chose’ n’avait strictement rien à voir avec Chris Palkey.

On pourrait continuer longtemps mais je préfère m’arrêter ici en répétant une fois de plus, et au risque de passer pour un nostalgique des diligences et de l’éclairage à la bougie, que cette histoire montre encore une fois que l’IA pose de graves dangers à l’humanité– et d’abord de lui faire perdre son humanité…

Par Fouad Laroui
Le 12/11/2025 à 11h14