Le360: un profil de reprise en U est de plus en plus probable, selon une étude que vous venez de publier. Qu'est-ce que cela signifie concrètement? Quelles sont les implications d'un tel scénario sur les politiques publiques à mener?Abdelaziz Ait Ali: Nos estimations pour l’année 2020 tablent sur une contraction de l’activité économique proche de 7%. En 2021, l’activité devrait rebondir, ce qui est normal, mais le rebond ne permettrait pas de récupérer la totalité des pertes encourues en cette année difficile.
Au début de la crise, certaines analyses prétendaient que le monde pourrait rapidement en sortir et, qu’avec le déconfinement, le retour à la normale serait quasi-automatique et les économies reviendraient à leur sentier d’avant crise. C’est le fameux scénario de reprise en V où le rebond du creux causé par le confinement nous permettrait de revenir instantanément au niveau de l’activité d’avant-crise.
Mais avec le temps, on s’est vite rendu compte que ce scénario est très improbable, voire impossible. En effet, cette reprise, soi-disant en V, a buté sur trois éléments. Le premier a trait à la pandémie elle-même, qui continue de sévir et compromet la reprise d’un nombre d’activités économiques, surtout de loisirs, dont les perspectives à court terme demeurent fortement dépendantes des décisions des autorités nationales concernant une éventuelle réouverture.
Le deuxième élément est lié au climat d’incertitudes très défavorable à l’investissement et à la consommation de biens durables. Les populations et les entreprises ont préféré suspendre leurs décisions économiques jugées stratégiques à une date ultérieure, dans l’attente d’une meilleure visibilité. C’est ce qu’on appelle dans le jargon économique "la constitution d’une épargne de précaution". Le recours des agents économiques à la conversion d’une partie de leurs actifs en liquidités ainsi que la forte augmentation des dépôts dans le secteur bancaire témoignent de cette frilosité des agents économiques à engager des dépenses non-indispensables et s’inscrire plutôt dans la thésaurisation.
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Le troisième élément s’apparente à la dégradation de la situation financière des agents économiques qui devrait les inciter à procéder à un assainissement de leurs bilans. La situation bilancielle dégradée ne serait pas, bien évidemment, sans effets sur la demande finale et, par conséquent, sur la croissance. Ainsi, la normalisation de l’activité économique serait moins rapide que prévu et le scénario le plus probable, à mon avis, est celui d’une reprise en U.
Il ne faut pas oublier que ce genre de crises profondes peut être parfois à l’origine d’une destruction des unités de création de richesse viables, dont les conséquences peuvent perdurer dans le temps. Car une reprise lente et périlleuse risque d’infliger un coup dur aux capacités productives et nous dévier de notre trajectoire de long terme, déjà essoufflée, en posant l’économie marocaine sur un sentier de croissance plus faible sur un horizon temporel assez long. Rappelons-nous qu’au lendemain de la crise de 2009, alors qu’on croyait que l’économie marocaine était relativement résiliente, la croissance de long terme a perdu quasiment 1,5 point de croissance, soit la capacité de créer 30.000 emplois par an définitivement. Le comble serait de voir cette croissance, déjà anémique, perdre encore de sa vigueur. D’où l’importance d’une relance réfléchie et qui finirait par retentir sur l’entreprise.
Le360: vous préconisez, également, plus de souplesse dans le régime de change. En quoi l’élargissement des bandes de fluctuation est-il nécessaire à une relance soutenable?Abdelaziz Ait Ali: tout d’abord, je tiens à préciser que le Maroc a bien négocié ce virage à la veille de la concrétisation des premiers signes de la crise pandémique. Les autorités monétaires ont procédé de manière précoce à l’élargissement des bandes de fluctuation à +/-5%, en anticipation des pressions éventuelles sur nos réserves de change.
Au mois d’avril dernier, tout le monde s’attendait à un effondrement de notre stock de devises à la suite de l’arrêt du secteur touristique et des entrées de devises y afférentes. Et dans des conditions pareilles, un régime de change plus flexible capable d’amortir les chocs économiques, internes ou externes, et de réduire dans la mesure du possible la pression sur cette ressource stratégique pour l’économie marocaine et la viabilité de son modèle de gestion macroéconomique. Au bout de quelques mois, nous nous sommes rendus compte que la crise n’a pas agi seulement sur les entrées de devises mais également sur les sorties de devises et le compte courant au terme de cette année ne devrait pas subir une dégradation insurmontable à moyen terme.
Nous espérons profondément que le pire est derrière nous, et qu’avec la massification de la vaccination, ici et ailleurs, nous pourrions revenir doucement mais sûrement à notre sentier d’avant-crise. En même temps, nous nous devons de rester vigilants, si jamais la situation ne se redresse pas comme prévu.
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Pour cela, il ne faut surtout pas croire que l’année 2021 serait moins difficile que 2020, surtout en termes de déséquilibres externes. Les premiers signes augurent d’une année complexe qui poserait des défis majeurs pour les décideurs. Les prix du pétrole sont déjà en hausse, tendance qui devrait se poursuivre. La reprise du secteur touristique est toujours entourée d’incertitudes, car on peut dès maintenant condamner le premier trimestre de l’année 2021. Le secteur ne pourra vraisemblablement entamer sa reprise qu’au bout de la deuxième moitié de l’année.
En plus, avec les stratégies de relance articulée autour de l’investissement public, il n’est pas exclu que le déficit commercial ainsi que celui du compte courant se creusent encore davantage. Rappelons que la situation externe a été sauvée cette année par l’ajustement considérable des importations et le recul des cours du pétrole qui ont permis de réaliser des économies équivalentes jusqu’à fin octobre à 6,5% du PIB. Alors, comment faire pour contenir nos déséquilibres externes devant cette situation?
De mon point de vue, au lieu de relever les tarifs douaniers ou d’instaurer d’autres barrières devant l’importation des biens, une façon de procéder serait de libéraliser davantage les fluctuations du taux de change et permettre éventuellement une dépréciation du dirham, qui jouerait sur deux fronts.
Le premier est relatif aux importations, car ceci permettrait de renchérir nos importations et de réduire dans la mesure du possible la demande adressée à certains produits de consommation qui sont compressibles.
Le deuxième volet a trait au soutien éventuel à la compétitivité des prix de nos exportations qui serait de très bonne augure pour les secteurs exportateurs nationaux, surtout face à une situation où les principaux concurrents du Maroc sur la scène régionale ont vu leur monnaie se déprécier nettement ces dernières années, notamment l’Egypte et la Turquie.
Nous ne présumons pas qu’il s’agit d’une mécanique aussi simple à déployer et dont les effets se font sentir rapidement, mais elle constitue un choix incontournable pour que le Maroc s’inscrive dans une voie de reprise économique soutenable. La reprise économique engagée à travers une politique expansionniste se heurte souvent à des contraintes externes qui font que la demande adressée aux produits importés croit aussi rapidement et finit par compromettre les initiatives très louables de redresser l’économie marocaine et de la mettre sur les rails du retour à la normale.
Pour le timing de cette réforme, nous ne pensons pas qu’on trouverait un moment aussi propice. Les réserves de change sont à des niveaux confortables, couvrant actuellement plus de 7 mois d’importations et dépasseraient certainement la barre des 8 mois avec la levée du trésor à l’international de 30 milliards de dirhams. Le marché de change est liquide et les opérateurs ne se sont pas orientés depuis début 2018 à la Banque centrale pour se financer. Aussi, il n’existe actuellement aucune pression visible sur la valeur du dirham et son niveau est historiquement élevé. Les réformes, il vaut mieux les déclencher volontairement dans des conditions économiques paisibles, que de se retrouver contraint d’y souscrire.
Le360: sur le plan social, pensez-vous que les conséquences sur la pauvreté pourraient se prolonger ?Badr Mandri: si les pertes économiques engendrées par cette crise semblent a priori récupérables dans le moyen terme, les pertes sociales seraient beaucoup plus difficiles à rattraper. Des études internationales évoquent un retour de 10 ans en arrière en matière de progrès mondiaux pour la lutte contre la pauvreté. Par conséquent, l’atteinte des premières cibles des ODD d’ici 2030 est devenue quasiment impossible, notamment dans certaines régions du monde où les vulnérabilités sociales se sont largement intensifiées dernièrement. En effet, ces fragilités sont le reflet d’une forte présence du secteur informel. Malheureusement, les pays où ce secteur est prépondérant dans l’économie sont ceux qui ont le plus subi les conséquences sociales de cette crise. La corrélation entre ces deux variables est évidente.
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Au Maroc, et selon les estimations officielles, on compte 2,4 millions de personnes qui opèrent dans l’informel, dont 80% sont sans couverture sociale. Elles sont réparties essentiellement entre le textile et l’habillement, le BTP, le commerce et la restauration. Des secteurs où les déclarations d’arrêt d’activité ont atteint en moyenne 67% durant la période du confinement et qui peinent aussi, jusqu’à maintenant, à normaliser leurs activités.
Il est vrai que l’Etat a compensé cette population, mais cela n’aurait pas été suffisant pour réduire le risque de tomber dans le spectre de la pauvreté et la vulnérabilité. Plus concrètement, en considérant l’enveloppe allouée à cette opération et le nombre de ménages qui y ont bénéficié, l’aide financière devrait avoisiner en moyenne 1.000 dirhams par ménage, soit 227 dirhams par personne et par mois. Ceci représente 7,6 dirhams par jour, loin d’empêcher les personnes ayant perdu totalement leurs revenus et n’ayant aucune épargne, de passer sous les seuils de la pauvreté et de l’extrême pauvreté (1,9$ par jour et 3,2$ par jour).
La théorie économique nous enseigne que suite aux chocs imprévisibles de baisse de revenus, et en l’absence des filets sociaux, les ménages ont tendance à recourir à leurs épargnes. Toutefois, pour les plus précaires, ce mécanisme semblerait compliqué, car avec une petite épargne, une faible capacité à emprunter liée aux incertitudes sur leurs revenus futurs, ils auraient peu de marge pour stabiliser et protéger leur niveau de vie sur le court et le moyen terme. Ceci les rend encore plus sensibles à tout autre choc et pourrait les enfermer dans une trappe à pauvreté. Cette situation fait craindre que la pandémie de la Covid-19 présenterait non seulement un choc temporaire, mais pourrait avoir des implications bien durables sur les populations les plus vulnérables.