La Belgique est, paraît-il, la patrie du surréalisme : voir René Magritte et son monde étrange et envoûtant, voir Scutenaire, Paul Delvaux, etc.
Eh bien, les Belges se vantent et tout le monde se trompe : la vraie patrie du surréalisme, c’est le Maroc. Hourra! Le ministre du tourisme pourra en faire un argument pour «vendre» notre beau pays aux Chinois et aux Péruviens.
Vous exigez des preuves? En voici une.
Lundi dernier, 18 mai, je me trouve dans une voiture partie de Rabat en direction de Tanger Med, où je dois prendre le ferry pour aller au pays des Hidalgos. Nous sommes trois dans la voiture et nous roulons sur cette belle autoroute qui traverse des paysages verts et boisés, merci la pluie. Après deux heures de route, et parce que nous sommes des citoyens qui écoutons les recommandations de l’Agence de prévention routière (ça doit bien exister, un machin comme ça), nous nous arrêtons pour une pause dans la station Total de Sidi-Allal-Tazi (je ne sais pas si c’est son nom officiel, mais on est dans le coin). La station est propre et bien tenue : pas un papier ne traîne, pas un mégot. Bravo! Nous entrons dans la cafétéria et, là aussi, il n’y a rien à redire : tout est propre, le café est bon, les toilettes sont impeccables, on se croirait en Suisse.
Vous me dites : il ne se passe rien dans ton histoire.
Attendez. Eprouvant le besoin d’avoir des nouvelles du monde, je me dirige vers le présentoir des journaux, je consulte les «Unes» et une Une m’attire. Une Une m’attire parce qu’elle promet des révélations sous le titre fracassant : «Non au journalisme prédateur !». Je prends l’hebdo en question (il s’agit de La Vérité), me dirige vers le comptoir, paie les huit dirhams qu’on me réclame et sort, l’âme en paix et le cœur en joie.
La voiture roule de nouveau, l’autoroute luit sous le soleil et un malaise m’étreint : j’ai l’impression de savoir déjà ce qu’il y a dans l’hebdo que je lis. Les noms des accusés, leurs turpitudes supposées, les détails croustillants… Je sais déjà tout cela! Comment est-ce possible? Pris d’un doute, je regarde la date de l’hebdo et celle-ci m’apparaît dans toute son incongruité : «Du vendredi 19 au 25 septembre 2014» [sic].
Je rappelle que cette aventure se déroule le lundi 18 mai 2015.
Je demande à mes deux camarades de voyage de me pincer très fort pour me réveiller, mais ils n’en font rien, ébahis à leur tour qu’on vende sur l’autoroute des journaux qui ont déjà plusieurs mois d’existence derrière eux.
Pour le coup, mes deux témoins et moi, nous n’avons plus envie de commenter le paysage qui défile ni de chanter des chansons de colonie de vacances, car nous sommes en proie à cette interrogation quasi-existentielle (et je me retiens pour ne pas la qualifier d’ontologique) : le Maroc est-il le seul pays au monde où l’on vende des journaux périmés? Ou bien est-ce une spécialité de Sidi-Allal-Tazi, bourgade où le temps s’est arrêté?
Amis lecteurs, vos explications seront les bienvenues. Et je précise qu’il ne s’agit pas d’une erreur, d’un journal que, par mégarde, quelqu’un aurait remis sur le présentoir il y a huit ou neuf mois et qui se serait arrangé, le petit sagouin, pour survivre tout ce temps-là aux réajustements de stock : en effet, il y avait là une dizaine d’exemplaires de cet estimable hebdo du nom de La Vérité (du coup, c’est plutôt la vérité d’hier et plus du tout celle d’aujourd’hui).
En ce qui me concerne, mon siège est fait : nous sommes devenus en masse des surréalistes, par dépit envers une réalité qui n’est pas gaie tous les jours. Nous vendons les journaux d’il y a huit mois, nous achetons les tomates de demain, nous montons en bas, nous grimpons vers l’abîme, notre équipe de foot se trouve au sommet du gouffre et nos athlètes gagnent les courses par la fin. Au diable, les Belges! Nous sommes les vrais surréalistes et nous sommes fiers de l’être!