"Si je voyais le patron d'Uber, je lui dirais merci. C'est grâce à lui que j'ai un boulot et que je sors de ma banlieue." Pourtant, pendant six mois, Yanis a travaillé jusqu'à vingt heures par jour pour un salaire de misère.
A lui seul, ce jeune Français de 25 ans résume le "paradoxe Uber" dans le département populaire de Seine-Saint-Denis, au nord-est de Paris. Ce territoire sinistré, 23% de chômage chez les moins de 25 ans, est devenu le premier pourvoyeur de main d'oeuvre pour les plateformes de véhicules avec chauffeur.
L'été dernier, Yanis était "en galère" : "pas de boulot" et deux enfants placés dont il veut "à tout prix récupérer la garde". "Je connaissais beaucoup de gens de banlieue qui travaillaient pour Uber, des gens qui veulent s'en sortir autrement que dans l'illégalité", dit-il.
Il répond à l'annonce d'un "patron" qui cherche des chauffeurs. S'ensuivront six mois d'enfer: connecté de 3h à 23h à la plateforme américaine Uber, il trime pour 1.500 euros par mois. Jusqu'à craquer!
Il travaille désormais pour une nouvelle plateforme, "réglo cette fois" et ne s'est pas associé au récent mouvement de grève dans le secteur, déclenché par une augmentation de la commission perçue par Uber sur chaque course. "Ok, Uber a augmenté ses tarifs, et alors? J'ai des enfants à nourrir, un loyer à payer", explique-t-il.
En 2015, ce sont 2.003 entreprises qui ont été créées dans le secteur pour le seul département de Seine-Saint-Denis, soit près de 20% des créations d'entreprises du secteur en France.
Pour se "rapprocher" de ses "partenaires-chauffeurs", l'entreprise californienne a déménagé son "centre d'accueil" de Paris à cette banlieue où elle reçoit, selon ses dires, 3.500 personnes chaque semaine.
Lors de l'inauguration en septembre, aucun élu local n'est venu couper le ruban.
"Je n'ai pas été invité", remarque Stéphane Troussel, le président socialiste du département. L'élu concède que "des jeunes des quartiers populaires sont nombreux à trouver là une possibilité d'emploi et une forme de dignité par le travail". Mais il se "refuse à baisser les bras et à avoir un discours qui consiste à dire la précarité, c'est mieux que rien".
De fait, le métier de chauffeur fait figure d'échappatoire quand on n'a "pas le bon nom ou le bon code postal", souligne un professionnel du secteur, en référence aux discrimations dont sont victimes les jeunes d'origine immigrée et vivant dans les cités populaires.
Selon un sondage réalisé cet été auprès de 1.500 "partenaires" d'Uber pour son compte, 39% étaient au chômage avant et 41% ont un diplôme inférieur au bac. L'entreprise communique elle-même sur sa contribution "à l'intégration des banlieues en favorisant l'insertion via l'activité de chauffeur".
"L'accès à ces métiers est une politique des banlieues qui fonctionne", plaide de la même manière "Voitures noires", florissant loueur de véhicules pour chauffeurs.
Selon une étude du Boston Consulting Group réalisée en novembre en collaboration avec Uber, le revenu moyen se situerait entre 1.400 et 1.600 euros net pour 52 heures de travail par semaine.
Miracle ou mirage ? Vecteur d'intégration ou de précarisation ? Pour ceux qui mènent la fronde contre Uber, la réponse est simple: Dire "ce sont des jeunes sans avenir alors autant leur donner un boulot à 4 euros de l'heure. C'est inacceptable, depuis quand un prédateur américain fait du social ?" s'énerve le syndicaliste Sayah Baaroun.
Des associations d'aide à la création d'entreprises ont pourtant accepté de s'associer avec Uber. Sans rétribution ni angélisme.
"Au démarrage, il était assez simple de gagner de l'argent. Mais la situation s'est extrêmement tendue, les chauffeurs doivent travailler plus longtemps pour réaliser un chiffre d'affaires inférieur", relève Sabrina Lauro, le spécialiste de la création d'entreprise Planet Adam.
"On conseille aux chauffeurs de développer parallèlement leur propre clientèle et de ne pas dépendre d'une seule plateforme", souligne de son côté Marie Degrand-Guillaud, de l'association Adie.
Reste que, ces jours-ci, nombre de chauffeurs de banlieue craignent avant tout "un arrêt de l'application en France" si le conflit social devait se durcir. Tony, 23 ans, fait partie de ceux-là. Sans aucun diplôme, "je gagne 3.300 euros net par mois, relève-t-il. Avec le bagage que j'ai, qui d'autre me paierait ça ?"