En orchestrant un soulèvement de son groupe paramilitaire Wagner en juin en Russie, Evguéni Prigojine est passé de figure de premier plan du conflit en Ukraine, au statut d’ennemi juré de Vladimir Poutine. Mercredi, il était parmi les dix occupants d’un petit avion privé tués lorsque l’appareil s’est écrasé en Russie.
Le 24 juin, au lendemain du début de la révolte de Wagner, le président russe Vladimir Poutine avait dénoncé sans le nommer la «trahison» d’Evguéni Prigojine, «provoquée par les ambitions démesurées et les intérêts personnels».
L’impétueux milliardaire au crâne rasé venait d’affirmer s’être emparé «sans un coup de feu» du quartier général de l’armée russe à Rostov-sur-le-Don, centre névralgique des opérations en Ukraine, après avoir accusé la veille l’armée russe d’avoir bombardé des camps de son groupe.
Puis ses hommes, « prêts à mourir », ont roulé vers Moscou, abattant des avions de l’armée russe. Le monde retenait son souffle. Mais finalement, le chef mercenaire de 62 ans a renoncé au coup de force au bout de 24 heures, négociant un exil pour lui et ses fidèles au Bélarus. Il a échappé à la prison, à la justice.
Signe de l’opacité de l’accord, M. Prigojine revient cependant en Russie, il est même reçu au Kremlin dans les jours suivant sa révolte. S’il n’apparaît plus en public, les blogs spécialisés le traquent, lui et ses avions. Au final, c’est semblait-il d’Afrique qu’il publie une vidéo cette semaine, où il assure agir pour la grandeur de la Russie sur ce continent, où ses hommes font depuis des années les basses oeuvres du Kremlin.
Centrafrique, Mali, Libye, Syrie... Wagner, dont le Kremlin ne reconnaissait même pas l’existence jusqu’à fin 2022, s’est fait un nom en 10 ans comme le complice des régimes voulant se défaire de parrains occidentaux ou en quête de combattants discrets et impitoyables.
Maître de la provocation
Le conflit en Ukraine offre une occasion en or à l’homme d’affaires de sortir de l’ombre. Il recrute des dizaines de milliers de prisonniers pour aller combattre sur le front, là où l’armée russe est en difficulté. Contrairement aux plus hauts responsables russes, le chef mercenaire se montre sur le champ de bataille, et filme les cadavres de ses hommes pour réclamer toujours plus de munitions.
En mai 2023, après près d’un an de combats sanglants, M. Prigojine atteint son but, en revendiquant la prise par Wagner de Bakhmout (est de l’Ukraine), célébrant une rare victoire russe, malgré son coût humain. Et malgré les affrontements qui continuent, aujourd’hui encore, en lisière de la ville ravagée.
Mais c’est aussi à l’occasion de cette bataille que les tensions s’aggravent avec l’état-major du général Valéri Guérassimov, et le ministre de la Défense Sergueï Choïgou: M. Prigojine les accuse de priver Wagner de munitions et multiplie les vidéos dans lesquelles il insulte les commandants russes. Impensable pour n’importe qui d’autre en Russie, dans un contexte de répression totale.
Son passage de l’ombre à la lumière a débuté en septembre 2022, au moment où l’armée russe subissait revers sur revers en Ukraine, une humiliation pour les va-t-en-guerre dont il fait partie. Il sort alors du bois en admettant, pour la première fois, qu’il est bien le fondateur en 2014 du groupe paramilitaire Wagner. Et s’impose comme un meneur et un communiquant hors pair sur Telegram, avec ses vidéos et ses messages audios où il n’hésite pas à être vulgaire.
«Ces gars, des héros, ont défendu le peuple syrien, d’autres peuples de pays arabes, les démunis africains et latino-américains, ils sont devenus un pilier de notre patrie», revendique- t-il au sujet de ses hommes.
En octobre, il pousse sa logique de réclame plus loin encore, installant en grande pompe dans un immeuble de verre de Saint-Pétersbourg (nord-ouest) le siège de la «compagnie militaire privée Wagner». Maître de la provocation, il publie en février une vidéo le montrant à bord d’un avion de guerre où il propose au président ukrainien Volodymyr Zelensky de décider le sort de Bakhmout au cours d’un duel aérien.
Le «cuisinier» devenu milliardaire
Pour se doter d’une armée à la hauteur de ses ambitions, M. Prigojine, natif comme M. Poutine de Saint-Pétersbourg, recrute ses détenus pour combattre en Ukraine, en échange d’une amnistie. L’univers de la prison, Evguéni Prigojine le connaît bien, ayant lui-même passé neuf ans en détention à l’époque soviétique pour des délits de droit commun.
Il sort en 1990, alors que l’URSS est en train de s’effondrer, et monte une affaire à succès de vente de hot-dogs. Il monte ensuite en gamme, jusqu’à ouvrir un restaurant de luxe qui devient l’un des plus courus de Saint-Pétersbourg, où Vladimir Poutine connaît en parallèle sa propre ascension politique.
Après l’accession en 2000 de Vladimir Poutine à la présidence, son groupe de restauration officie au Kremlin, ce qui lui vaut le surnom de «cuisinier de Poutine» et la réputation d’être devenu milliardaire grâce aux contrats publics. C’est cet argent qu’il aurait donc utilisé pour fonder Wagner, armée privée d’abord composée de vétérans endurcis de l’armée et des services spéciaux russes.