A première vue, c’est là un véritable coup de tonnerre qui vient de retentir dans toute sa théâtralité. Même si la langue arabe qui a été usitée pour la circonstance est approximative, voire douteuse. Hier, le chef d'état-major de l’Armée nationale populaire, le général Ahmed Gaïd Salah, le plus haut gradé d’Algérie et, faut-il le préciser, vice-ministre de la Défense, a prononcé un discours pour le moins tonitruant, lors d'une de ses régulières visites auprès d'unités déployées sur le terrain. Un discours, du reste, diffusé à la télévision nationale. Qu’y apprend-on?
Rien de moins que le président Abdelaziz Bouteflika est définitivement inapte à gouverner, et que pour sauver l’Algérie, il faut activer l’article 102 de la Loi fondamentale du pays, soit déclarer l’état d’empêchement de ce président malade, et enclencher un processus de remplacement.
Vu d’ailleurs, la surprise est grande et beaucoup se sont, dès cette annonce, lancés dans moult calculs et conjectures, tentant d’envisager le jour d’après, de comprendre la suite des évènements. Mais les Algériens ne s’y sont pas trompés. A Alger, d’ailleurs, seuls quelques rares klaxons, bien isolés, ont accueilli cette nouvelle, qui ne suscite que bien peu d’enthousiasme. Le fait est que cette annonce, pour tonitruante qu’elle paraisse à première vue, n’a rien de surprenant.
En Algérie, c’est l’armée qui fait et défait le pouvoir. En 1999 déjà, c’est l’armée qui a fait monter Bouteflika au pouvoir, et c’est aujourd’hui cette même armée qui est en train de l’en sortir, par la petite porte. En cela, elle joue le rôle qui a toujours été le sien, depuis l’Indépendance de l’Algérie en 1962: régner (presque sans partage) dans ce pays, en maître absolu, tout en prenant soin de placer des civils «présidents», avant tout destinés à leurrer sur la dictature militaire en place.
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Un petit rappel des faits s’impose, pour mieux comprendre la situation. Nous sommes en 1962, date de la constitution du premier gouvernement de l’Algérie indépendante. Ahmed Ben Bella devient président, avec l'appui militaire du colonel Houari Boumédiène, alors chef d'état-major général de la fameuse armée des frontières. Autant dire que sur la scène politique, l’armée est aux avant-postes. Et c’est cette armée, avec le même Boumédiène à sa tête, devenu vice-président du gouvernement depuis 1963 et ministre de la Défense, qui va, trois ans plus tard, soit très exactement le 19 juin 1965, renverser Ben Bella, pris par surprise au saut du lit, à son domicile. «Nous soutiendrons Ben Bella tant qu’il sera utile à l’Algérie. Le jour où il cessera de rendre service, il ne nous faudra pas plus de deux heures pour le renverser», aurait alors déclaré, peu avant les faits, Houari Boumédiène. C’est ce qui fut fait. C’est dire.
Des années, et bien des tumultes plus tard, l’Algérie s’est de nouveau réveillée. Un processus politique de démocratisation est entamé, des élections libres sont organisées. Nous sommes en 1991, soit trois ans après une crise socio-économique grave et des protestations populaires durement réprimées... Par l’armée. Le Front islamique du salut sort grand vainqueur du scrutin. Mais ce n’est ni du goût ni dans les projets d’une armée qui voit dans le FIS un rival. Nous sommes le 11 janvier 1992, et les généraux de l'ANP organisent donc un coup d’État et s'emparent du pouvoir. L’état d'urgence est décrété et le parlement, dissous. Une violente répression s’abat contre le FIS et les élections législatives sont annulées. Une véritable guerre civile s’ensuit. C’est l’armée, encore elle, qui mène l’Algérie vers 10 années noires, qui se solderont par un bilan très lourd: 200.000 morts.
C’est pour se sortir de ce bourbier que cette même ANP promeut un certain Abdelaziz Bouteflika, alors en exil en Suisse, lequel, après des années de sollicitations et d’hésitations, finit par se résoudre à prendre les commandes d’un pays ensanglanté. Et c’est aujourd’hui la même armée qui affirme qu’il ne sert plus à rien.
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Nous détenons là la preuve par trois, pour ne garder que ces trois dates majeures de l’histoire contemporaine algérienne, que l’armée algérienne est, de fait, aux commandes du pays. A l’évidence, la règle est toujours valable, aujourd’hui encore. Sinon, pourquoi son chef est donc monté au créneau pour proposer, en ce mardi 26 mars 2019, une vraie-fausse alternative, alors que dans toute démocratie qui se respecte, les forces armées sont contraintes à un devoir de réserve sur la chose politique et doivent s’en tenir soigneusement à l’écart?
En Algérie, c’est là un fait, nous sommes bien dans une dictature militaire qui agit directement sur le destin des Algériens, et tente aujourd’hui d’absorber la colère populaire. Le tout est de savoir quelle sera la réaction de la rue algérienne vendredi 29 mars. Le discours de Gaïd Salah, hier, intervenait alors qu’étudiants et corps de métiers protestaient toujours. Qu’en sera-t-il après-demain? Vendredi est un jour décisif pour la suite des événements en Algérie. Car si la mobilisation se poursuit, cela signifie que la proposition de l’armée n’est pas acceptée par le peuple. Que fera alors cette armée? Se dresser contre le peuple?
Les Algériens demandent un changement de régime, de système et non pas de tête. Le système algérien est pérennisé par l’armée qui en est la garante. En jouant la carte de la préservation du système, Gaïd Salah court le risque de provoquer des dissensions au sein de l’armée algérienne. Il est peu probable que cette armée se dressera comme un seul contre le peuple.