Pendant des années, les réseaux sociaux ont fonctionné comme un carnaval permanent: des identités brouillées, des voix sans visage.
Derrière des avatars aux accents militants, des profils se présentaient comme citoyens engagés, adoptant des nationalités, des colères et de vraies-fausses causes. Les hashtags faisaient office d’uniformes, les indignations d’accessoires de scène, tandis que les foules numériques applaudissaient sans jamais apercevoir les véritables metteurs en scène.
Puis la lumière fut.
X a décidé d’afficher le pays d’activité des comptes. Une seule fonctionnalité a suffi à fissurer des narrations entières.
Du jour au lendemain, les profils n’ont plus été seulement des opinions: ils sont devenus des positions géographiques.
Et c’est là que le théâtre bascule.
Quand un citoyen critique son pays, c’est un débat démocratique.
Quand un État étranger se fait passer pour un citoyen pour attiser les tensions, c’est de la manipulation géopolitique.
Derrière les slogans, ce n’étaient pas des quartiers marocains qui apparaissaient, mais des capitales lointaines, des latitudes étrangères, des géographies qui n’avaient rien de spontané. Ce n’était pas la voix du peuple marocain qui résonnait: c’était l’écho d’autres pays, d’autres agendas, d’autres intérêts, camouflés sous notre drapeau numérique.
Une cartographie inattendue est apparue: non pas Casablanca, Rabat ou Tanger, mais Alger, Montréal, Doha, et d’autres horizons encore.
Il faut dire que, depuis des mois, les campagnes hostiles visant le Maroc se multiplient: torrents de fake news, images recyclées, indignations calibrées, rumeurs à haute charge émotionnelle.
Loin d’être une cacophonie chaotique, cette agitation s’est révélée être une coordination minutieuse dans laquelle rien n’avait été laissé au hasard: une partition écrite loin d’ici, dont chaque note visait à fragiliser la cohésion du pays.
Mais il aura suffi d’un simple indicateur visible sur les profils pour confirmer ce que de nombreux analystes pressentaient: une stratégie organisée, portée par des fermes à trolls et des armées de comptes automatisés dont l’objectif était de saturer l’espace numérique de polémiques, de rumeurs, d’émotions négatives, afin de fissurer la confiance interne.
Bien sûr, une localisation affichée à l’étranger n’est pas une preuve en soi: l’outil n’est pas infaillible et l’usage de VPN ou de connexions en déplacement peut brouiller les cartes. Mais lorsque des dizaines de comptes pseudonymes adoptent la même ligne narrative et opèrent depuis les mêmes régions, le doute cesse d’être anecdotique et devient un indice.
Un détail révélateur ajoute une couche au tableau: une partie de ces réseaux était auparavant active sur Facebook avant de s’installer chez X, après le durcissement des contrôles de localisation chez Meta. La désinformation suit ainsi les plateformes les plus permissives, comme une armée en mouvement qui cherche la brèche.
Or, si ces réseaux ont changé de plateforme, ce n’est pas seulement pour se cacher: c’est parce qu’ils savaient où leurs histoires trouveraient le meilleur terrain. Si ces campagnes ont pu prospérer aussi longtemps, ce n’est pas uniquement grâce à l’ingéniosité de ceux qui les orchestraient, mais aussi parce que les plateformes les y encourageaient. Involontairement, mais puissamment.
Les algorithmes n’amplifient pas ce qui est vrai, mais ce qui engage. Et ce qui engage le plus n’est pas la nuance mais le clash. Les fausses vidéos devancent les démentis, les rumeurs prennent l’ascendant sur les faits, les attaques éclipsent les explications; non parce qu’elles sont crédibles, mais parce qu’elles sont virales.
De toute façon, le but n’a jamais été de persuader, mais de saturer; pas de rallier, mais d’épuiser; pas de convaincre, mais de diviser. L’intention n’est pas que les gens croient quelque chose, mais qu’ils ne sachent plus quoi croire. Une société qui doute de tout finit par douter d’elle-même. Et c’est précisément là que l’attaque porte.
D’autant que ce vacarme ne triomphe pas par la force de ses arguments, mais par l’absence de contre-discours. Le silence institutionnel a laissé le terrain nu, et ce sont alors des internautes marocains qui, les premiers (et les plus déterminants !), ont pris le relais pour débusquer, vérifier, rectifier.
Sans cohue ni mot d’ordre, une vigilance collective s’est installée. Chaque vidéo a été décortiquée, chaque trucage démasqué, chaque rumeur passée au crible.
Seulement, la défense de l’opinion publique ne peut pas reposer exclusivement sur le bénévolat numérique. Une nation ne peut pas s’en remettre à la bravoure de ses internautes, aussi admirable soit-elle.
Tout le monde sait que les batailles les plus insidieuses ne se livrent plus dans les rues, mais dans le monde bleu. On ne conquiert plus un territoire: on infiltre l’opinion.
La guerre du XXIᵉ siècle ne se mène plus sur le terrain: elle se joue sur les écrans, dans les timelines, dans les marées de hashtags programmés pour créer l’illusion d’un débat spontané.
La guerre n’est plus dans les frontières physiques : elle est menée par procuration, par écran interposé, par usurpation d’identité narrative.
Les méthodes sont dignes d’un manuel de guerre psychologique: mensonges répétés jusqu’à saturation, images sorties de leur contexte ou fabriquées, indignation permanente comme moteur émotionnel, automatisation des attaques, infiltration des débats internes…
Ce qui se déroule sous nos yeux ne doit pas être analysé comme une crise isolée ou une querelle régionale. Il s’inscrit dans l’une des nombreuses lignes de front d’une guerre globale de l’influence; et le monde fournit ses parallèles.
Et si les États-Unis, première puissance mondiale, voient leurs débats domestiques ainsi infiltrés, quel pays pourrait encore prétendre être à l’abri?
Ailleurs aussi, notamment dans le monde arabe, des voix qui se prétendaient «nationales» se sont révélées parler depuis d’autres continents, endossant des colères prêtes-à-porter pour attiser des fractures locales.
Partout, le même scénario: des communautés politiques hyperactives, géographiquement éloignées des causes qu’elles prétendent incarner; des identités façonnées pour diviser les peuples qu’elles étaient censées représenter.
Désormais, la mascarade est tombée. La transparence a retiré la garantie du camouflage.
Sauf qu’il ne faut pas céder à l’illusion: ce n’est pas la fin de la manipulation ; seulement la fin de son invisibilité.
L’affichage de la localisation sur X ne fera pas disparaître les faussaires numériques hostiles, qui chercheront de nouvelles techniques pour détourner leurs traces et brouiller à nouveau les pistes. Les VPN, les proxys et les redirections sont déjà en embuscade.
Il serait aussi naïf de croire que cette transparence soudaine relève d’un sursaut moral: X n’a pas levé le rideau pour sauver l’authenticité du débat public, mais pour changer les règles du champ de bataille. Dans la guerre de l’information, la transparence n’est pas un geste éthique: c’est une arme.
Pourtant, quelque chose d’irréversible s’est produit. Pour la première fois depuis l’invention des réseaux sociaux, l’anonymat stratégique commence à trembler.
Et même si la nouvelle fonctionnalité n’a pas mis fin à la guerre informationnelle, le simple fait de rendre visible n’est pas anodin dans un conflit qui se livrait dans l’ombre. Car le premier acte de résistance, c’est d’abord d’y voir clair.





