Du temps que je faisais des piges pour un hebdomadaire parisien, on me demanda un jour d’interviewer un écrivain algérien qui commençait à jouir d’une certaine notoriété.
Nous prîmes rendez-vous dans un café proche de la place de la Bastille. C’était un de ces jours de printemps qui ne sont pas encore tout à fait émancipés de l’hiver qui les a précédés. Il faisait un peu froid et le ciel était bas et lourd. L’homme arriva, les mains dans les poches d’une gabardine qui semblait sortir des surplus américains. Je me souviens qu’il portait un drôle de chapeau, mou, d’une couleur indéfinissable.
Il était plutôt fin, assez cultivé pour saupoudrer sa conversation de citations bien choisies et il lui arriva de rire, deux ou trois fois. Finalement, l’interview se passa dans une atmosphère détendue, en dépit des soucis que me causait mon stylo Bic qui faisait de gros pâtés sur la page.
Cela dit, quelque chose de très curieux se passa ce jour-là.
Au fur et à mesure qu’il répondait à mes questions, je me mis à douter de sa sincérité. Au bout d’un quart d’heure, ma religion était faite: j’avais en face de moi un menteur pathologique. Entre autres, il me raconta qu’il était grand-maître d’une loge maçonnique algérienne –laquelle avait juste un petit défaut: elle n’existait pas. Il me confia qu’il avait lui-même entendu le défunt président Boumediène dire en 1974: «Viendra le jour où des gens affamés frapperont aux portes de l’Europe.»
Vérification faite, Boumediène n’a jamais prononcé cette phrase, d’ailleurs incompatible avec la vulgate de gauche de l’époque, selon laquelle le tiers-monde était en route vers un avenir radieux. Il se pencha vers moi, ou mon décolleté, pour me glisser qu’on lui avait proposé le Goncourt mais qu’il l’avait refusé, ce qui était doublement idiot: on ne propose pas le Goncourt, on l’attribue; et pourquoi l’aurait-il refusé? Il prétendit qu’il avait jadis travaillé à la Nasa, que son frère était bonze bouddhiste, etc. N’en jetez plus!
J’étais déconcertée et triste à la fois. Pourquoi cet écrivain, un adulte, un homme fait, éprouvait-il le besoin de raconter tant de mensonges?
Ce ne fut que des années plus tard que j’eus la clé de l’énigme, quand j’eus entre les mains des manuels d’histoire imprimés à Alger.
Cet homme-là, comme beaucoup de ses compatriotes, avait baigné dans l’affabulation depuis son enfance, au point que c’était devenu une seconde nature. On leur avait fait croire que l’Algérie était une nation millénaire alors que c’est une création de la France –Tamanrasset ou Tindouf n’ont jamais eu le moindre lien avec la ville d’Alger avant l’arrivée des Français. On leur avait fait croire qu’ils avaient chassé les Français, alors que, militairement, la France n’était pas vaincue en 1962, loin de là: la création de l’Algérie fut une décision politique de De Gaulle –qui ne voulait pas d’un avenir où il y aurait «40% d’Arabes à l’Assemblée nationale, à Paris». On leur avait fait croire que leur armée avait combattu, alors qu’elle était restée prudemment près des frontières, laissant des maquisards monter des embuscades à l’intérieur (le soi-disant «colonel» Boumediène n’a jamais tiré un seul coup de feu.) On leur avait fait croire qu’ils avaient eu «un million et demi de martyrs», alors que les historiens sérieux estiment à 250.000 le nombre de morts pendant toute l’occupation de l’Algérie. On peut continuer longtemps comme cela.
On comprend alors que des gens qui macèrent dans le mensonge depuis leur premier biberon aient des difficultés à distinguer le vrai du faux.
Et c’est pourquoi ceux d’entre eux qui sont devenus diplomates peuvent se dresser dans des cénacles pour parler d’une occupation du Sahara marocain, alors que le Maroc y est chez lui; d’une République sahraouie qui n’existe que dans leurs hôtels; d’une guerre qui ne fait rage que dans leurs têtes.
Ils mentent tellement qu’ils ne savent même plus qu’ils mentent.