Cette notion d’État pivot appelle tout d’abord des précisions. Elle fait référence à des grands classiques de la géopolitique, tels Halford John Mackinder (1861-1947) dans ses ouvrages -surtout le dernier, «The Round World and the Winning of the Peace» (1943)- ou encore Nicolas Spykman (1893- 1943), son disciple, qui a complété la théorie du Heartland de son maître: la Terre est composée d’un coeur (Heartland) et d’un anneau de terre qui l’entoure, qu’il appelle Rimland. S’il conserve les mêmes catégories spatiales que lui, il assure que le pays qui possède le Rimland peut contrôler le Heartland, et donc le monde… De ce point de vue, la zone-pivot est le Rimland, soit la région intermédiaire entre le Heartland et les mers riveraines, et c’est là que se jouerait le vrai rapport de forces entre la puissance continentale et la puissance maritime. Le pivot réunit, en rendant dépendant ce qui ne l′était pas, et articule aussi en ce qu’il provoque un mouvement contrôlé. Et la contigüité des ensembles géopolitiques, aujourd’hui les États-Unis, la Russie et la Chine, impose «mécaniquement» une zone intermédiaire, des confins, des États tampon baptisés États-pivots. Il faut parler d’États tampons, parce qu’ils sont rarement uniques: c’est en effet un chapelet dont la granularité garantit la fonction d’intermédiaire contrôlable.
Qu’en est-il dans la région et dans le continent? L’approche américaine se concentre sur des États-pivots pour faire face à des risques d’influence et d’incohérence vis-à-vis du monde en développement. Elle priorise la stabilité, jugée comme étant primordiale pour la sécurité mondiale. Cette option stratégique découle directement de l’après-guerre du Golfe contre l’Irak, et prend en compte la nécessité de la sauvegarde des intérêts américains dans le monde.
Dans l’espace maghrébin et méditerranéen, Washington a conceptualisé en particulier l’intérêt géopolitique pour un pays comme l’Algérie. De larges secteurs de coopération se sont ainsi développés avec ce pays. Mais aujourd’hui, l’Algérie des généraux accuse une décote géostratégique et politique par suite de plusieurs facteurs cumulatifs (perte d’influence à l’international, déficit démocratique, absence de leadership du président Tebboune…), à telle enseigne que le rôle d’État-pivot de ce pays n’est plus bancable pour Washington. Ailleurs, en Afrique du Nord, l′Égypte du maréchal Sissi arrive encore à conforter ce même statut d’État-pivot, partagé peu ou prou dans la région par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. En Amérique latine, il faut mentionner le Mexique, en Asie, l’Indonésie, le Pakistan et la Turquie, et en Afrique, outre le Maroc, le Nigeria et l’Afrique du Sud tiennent ce rôle.
Avec le Maroc, le processus d’éligibilité au statut d’«État-pivot» s’est déployé depuis une vingtaine d’années. C’est en 2003 que deux grandes inflexions bilatérales entre Washington et Rabat ont mis en place un socle devant conforter et consolider des relations déjà étroites. La première est celle de l’octroi, en 2004, du statut d’allié majeur non membre de l’OTAN. Un rehaussement qui, dans la région, n’a été accordé qu’à la Tunisie, l’Égypte, la Jordanie, Israël et tout récemment au Kenya. Il s’agit d’un renforcement de la coopération militaire, bien entendu, mais avec une mention particulière pour le Royaume. Référence est faite ici à l’exercice militaire «African Lion», qui vient de se dérouler, comme depuis vingt ans au Maroc, du 20 au 31 mai dernier. L’autre inflexion regarde l’accord de libre-échange avec les États-Unis, signé également en 2004 et entré en vigueur en 2006.
Assurément, voilà bien une vision partagée en termes géostratégiques globaux. Un schéma offrant des avantages économiques et commerciaux pour Rabat, dans le sens d’un accroissement de son potentiel de production et d’une diversification de ses débouchés. Dans cette même ligne, il faut noter qu’à ce jour, le Maroc totalise 54 accords de libre-échange couvrant une centaine de pays, avec un marché potentiel de plus d’un milliard de consommateurs. Voilà qui représente un atout et de grandes opportunités, les États-Unis n’ayant conclu un accord de libre-échange similaire avec aucun autre pays, ni maghrébin, ni arabe ni continental. La préoccupation américaine a trait en même temps au souci de contrecarrer le projet européen avec le Maghreb. Elle prend acte de l’échec de l′initiative formulée quelques années auparavant: elle envisageait alors une intégration économique des trois pays du Maghreb central, avec la création d’une zone de libre-échange commune en 2004. C’est donc le Maroc qui a été priorisé comme partenaire stratégique et pôle principal dans la région. L’on passe ainsi d’un partenariat stratégique à un stade plus élevé: celui du Maroc comme État-pivot.
Intérêt géoéconomique pour Washington, intérêt géostratégique aussi. Le Royaume réunit bien des paramètres dans ces deux domaines: la stabilité politique et institutionnelle, son rôle dans la mobilisation contre le terrorisme, sa diplomatie proactive sur les grandes problématiques internationales (changement climatique, environnement, énergies renouvelables…), sans oublier le dialogue religieux, un Islam modéré et un projet de société adossé à un référentiel moderniste et démocratique. Une capitalisation engrangée depuis plus de deux décennies, menée et conduite par une vision royale et le leadership personnel, moral, politique et diplomatique du roi Mohammed VI. Le Maroc en 2024? Un État fiable, crédible, fidèle à ses engagements, attaché à la paix et à la sécurité internationale dans le droit fil des principes de la Charte des Nations unies.