La polémique autour des marchés publics des médicaments continue d’enfler. Déclenchée par le député du PJD Abdellah Bouanou lors d’une séance plénière au Parlement, l’affaire du Chlorure de potassium (KCl) a pris une ampleur considérable. Le chef du groupe parlementaire du parti de la Lampe avait accusé le ministère de la Santé d’avoir attribué le marché du KCl, un produit vital en réanimation, au laboratoire Pharmaprom, propriété de la famille de Mohamed Saâd Berrada, actuel ministre de l’Éducation nationale. Le soupçon de conflit d’intérêt a fait l’effet d’une déflagration politique, au point de pousser l’exécutif à activer l’article 133 du règlement intérieur de la Chambre des représentants pour convoquer la commission des secteurs sociaux.
Pour comprendre les enjeux, il est essentiel de rappeler la différence entre l’Autorisation de Mise sur le Marché (AMM) et l’Autorisation Temporaire d’Utilisation (ATU). Au Maroc, une AMM signifie qu’un médicament est officiellement disponible sur le marché national, qu’il soit fabriqué localement ou importé. Dans ce cas, l’achat par les hôpitaux publics doit impérativement passer par un appel d’offres, conformément à la réglementation des marchés publics.
L’ATU, elle, concerne des médicaments non enregistrés et destinés à des situations d’urgence ou en absence d’alternative thérapeutique. Étant donné qu’ils ne sont pas disponibles sur le marché national, aucun appel d’offres n’est requis et l’acquisition relève d’une procédure exceptionnelle ou négociée.
Dans le cas du KCl, le ministère de la Santé justifie le recours à une ATU par une «pénurie temporaire» due à l’arrêt momentané de la production nationale pour extension et mise à niveau de l’unité industrielle locale (Promopharm).
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«L’acquisition des médicaments, comme toute commande publique, ne se fait ni par décision individuelle ni par initiative personnelle, mais exclusivement selon des procédures légales obligatoires et transparentes», a affirmé le ministre de la Santé, Amine Tahraoui, dans une allocution lue en ouverture de la réunion parlementaire. Il ajoute que «le marché d’approvisionnement en KCl a été attribué à une entreprise produisant localement, dans le cadre d’un appel d’offres en vigueur, et non à une société importatrice dotée d’une ATU, comme cela a été avancé au Parlement».
Malgré ces explications, Bouanou persiste. Selon lui, un conflit d’intérêt flagrant existe et les chiffres le montrent clairement. En 2024, Pharmaprom n’a remporté aucun marché du ministère. En 2025, elle décroche des contrats d’un montant global de 32 millions de dirhams. Auprès des CHU, les marchés attribués à la société passent d’un total de 7,8 millions de dirhams en 2024 à 50 millions de dirhams en 2025. Rappelons que Mohamed Saad Berrada a fait son entrée au gouvernement à l’occasion du remaniement ministériel intervenu à la mi-octobre 2024.
Le ministre Tahraoui a rétorqué que «les marchés publics ne sont jamais conclus avec des personnes physiques mais uniquement avec des entreprises soumises au droit commercial». Il précise également que la question du conflit d’intérêt «relève d’un cadre législatif global, non sectoriel, qui peut être renforcé par le Parlement s’il le juge nécessaire».
Bouanou répond que même si le ministre Berrada s’est retiré des conseils d’administration et du capital de Pharmaprom après son entrée au gouvernement, l’entreprise reste contrôlée par sa famille. Il souligne que «le directeur général, Hassan Berrada, est le frère du ministre», tout en évoquant les parts détenues par d’autres membres de la famille.
Au-delà du cas KCl, les députés de l’opposition dénoncent des pratiques qu’ils jugent «malsaines» dans la gestion des commandes publiques au ministère de la Santé. Le député Mustapha Ibrahimi explique que «les appels d’offres des médicaments se durcissent, les cahiers des charges deviennent tellement contraignants qu’ils découragent les entreprises. Ils imposent des quantités strictes, des prix jugés injustes, avec des pénalités pouvant atteindre 8% du montant de la commande, y compris lorsqu’il manque une seule boîte dans un lot».
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Selon Bouanou, cette rigidité expliquerait le taux très élevé d’appels d’offres infructueux, qui aurait atteint 50% depuis le début de l’année. Face à cela, le ministère recourrait davantage au mécanisme des ATU, perçu comme «opaque et propice aux soupçons de délits d’initiés».
Les députés du PJD affirment que seule la Direction du médicament ou l’Agence marocaine des médicaments et des produits de santé (AMMPS) dispose, jusqu’à six mois à l’avance, de la liste des médicaments en pénurie -actuellement au nombre de treize - susceptibles de faire l’objet d’ATU. Une information jugée sensible et pouvant, selon eux, profiter à certains opérateurs.
En somme, pour l’opposition, ni l’intervention du ministre ni l’exposé du directeur de l’AMMPS n’ont apporté de réponse nouvelle, évitant surtout la question centrale: qui a obtenu l’ATU du KCl? «Nous savons qu’il s’agit de Pharmaprom», martèle Bouanou.
Le groupe du PJD se dit prêt à aller plus loin et n’exclut pas de demander la création d’une commission d’enquête parlementaire. L’entrée en scène du parquet, qui a ouvert une enquête confiée à la BNPJ, ne rassure pas Bouanou. «Historiquement, lorsque le parquet intervient, aucune commission d’enquête n’est créée, et les résultats de l’enquête judiciaire ne sont jamais rendus publics. Nous estimons que l’intervention d’une partie tierce restreint le rôle du Parlement. Une commission d’enquête permettrait, elle, d’obtenir des réponses claires à toutes les questions», conclut-il.








