Après Al Hoceima, Jerada?

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La question ressemble peut-être à une provocation, mais il est inutile de faire semblant. Cette question, tous les Marocains se la posent. Ils retiennent leur souffle. Parce que la question leur fait peur et ils n’ont pas de réponse.

Le 06/01/2018 à 18h02

Jerada est une petite ville de l’Oriental qui a longtemps respiré par le charbon. Comme Khouribga, des centaines de kilomètres plus au sud, respire par le phosphate. Bien sûr, respirer par le charbon ou le phosphate ne présage rien de bon. Sans jeu de mot. Pas besoin. Au sens premier du terme, ces villes enregistrent depuis longtemps une forte incidence de maladies respiratoires (la silicose, en premier lieu). Et de maladies sociales, surtout.

Comme tout est lié, nous sommes devant le syndrome des villes ouvrières qui marchent comme un seul homme. Un homme qui va à la mine et peut tomber à tout moment. Zola a décrit cela pour le nord de la France. Mais c’est valable partout.

Ces villes n’ont qu’un poumon, un seul. Elles n’ont pas de plan B. Qu’elles soient spécialisées dans la construction automobile, comme aux Etats-Unis, ou dans l’exploitation des produits de la terre, du sous-sol ou de la mer, ces villes s’appuient sur une seule activité. Quand tout va bien, ce sont de vrais leviers de développement. Mais quand ça coince, elles deviennent des bombes à retardement, prêtes à exploser à tout moment.

Khouribga, par exemple, n’a qu’un poumon et il s’appelle le phosphate. Ce poumon continue de respirer, tant bien que mal. Personne n’est prêt à imaginer cette ville sans le phosphate, tant la dépendance est totale. Alors prions…

Mais à Jerada, ce poumon a cessé de fonctionner quand la dernière mine de charbon il y a une vingtaine d’années. Depuis, Jerada vivote, Jerada survit en attendant des jours meilleurs.

Comme il n’y a aucun plan B, Jerada a continué à aller au fond de la mine, mais clandestinement. Obligé. Des jeunes gens risquent leur vie tous les jours pour extraire du charbon. Des élus et des notables tirent leurs ficelles de la situation. Sans couverture légale, sans respect des normes de sécurité, les accidents sont monnaie courante. Ils ouvrent sur l’inconnu. Quand deux frères trouvent la mort au fond de la mine, c’est toute la ville qui se réveille comme un seul homme et crie : marre, marre, assez!

C’est ce qui s’est passé il y a quelques semaines. Depuis, c’est toute la ville qui crie comme un seul homme. Et ce n’est visiblement pas près de s’arrêter.

Le parallèle avec Al Hoceima s’impose, même si les deux villes ne se ressemblent pas sur beaucoup de points. Il y a quand même quelque chose qui les unit. Les deux villes, qui ont longtemps été ignorées par le train du développement, n’ont pas de plan B.

Rappelons pour ceux qui l’ont oublié que le Hirak d’Al Hoceima est parti d’un fait similaire: l’exploitation clandestine des produits de la mer qui a débouché sur une mort d’homme. L’emballement politique, qui a été énorme, est venu après.

Il y a une règle universelle, qui est valable pour toutes ces villes qui reposent sur une seule activité économique, et qui ne respirent que d’un seul poumon. Avant de leur couper les vivres, on met en place des activités ou des cultures alternatives. Sinon on court à la catastrophe.

Et ça, c’est d’abord le rôle de l’Etat.

Après Al Hoceima, Jerada? La question ressemble peut-être à une provocation, mais il est inutile de faire semblant. Cette question, tous les Marocains se la posent. Ils retiennent leur souffle. Parce que la question leur fait peur et ils n’ont pas de réponse.

Il y a un autre point commun qui lie ces villes qui n’ont pas de plan B, et il est utile de la rappeler. Ces villes enregistrent le plus fort taux d’immigration. Ce n’est pas un hasard. Leurs enfants les quittent, dès qu’ils le peuvent, et par n’importe quel moyen.

Ceux qui restent ont le sentiment d’être pris au piège. Tout cela a un nom: le désespoir de la jeunesse.

C’est ce désespoir et cette jeunesse qui crient aujourd’hui de Jerada, comme ils l’ont fait hier depuis Al Hoceima, et demain aussi peut-être ailleurs.

Par Karim Boukhari
Le 06/01/2018 à 18h02