«On avait presque oublié que la pluie pouvait tomber en automne», glisse Mohamed Taher Sraïri, professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II. Sa voix est calme, mais le constat est lourd. Selon lui, le pays a fabriqué, au fil des années, une génération déconnectée du monde rural, convaincue que l’agriculture se résumait à l’irrigation, au goutte-à-goutte et, plus récemment, au dessalement.
«On a fini par croire que la pluie était secondaire. Or, au Maroc, l’agriculture commence par le ciel», estime-t-il. Dans les campagnes, cette vérité ne s’est jamais perdue. Les anciens la répètent encore: «Allah y3tehalina 3la 9d nef3». Aujourd’hui, les faits leur donnent raison. Les pâturages reverdis attirent de nouveau les troupeaux. Les animaux sortent, broutent une herbe que personne n’a désormais à payer. «Gratuite», insiste Mohamed Taher Sraïri.
Cette herbe, ces champs qui reprennent couleur, ces bêtes qui retrouvent les parcours naturels racontent mieux que de longs discours ce que représentent les pluies de ces dernières semaines. Après sept années marquées par la sécheresse, le monde rural change de rythme. Les conversations aussi.
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On parle à nouveau de semis, de cultures d’automne, de pâturages et d’eau qui revient dans les sols. L’agriculture, rappelle le professeur, ne se limite pas à produire des tomates ou du blé, elle englobe aussi l’élevage, pilier économique et social de vastes zones rurales. Le retour des pluies signifie moins d’aliments achetés, moins de charges et un cheptel qui se nourrit sur place.
Cette dynamique touche aussi les champs. «Les cultures d’automne peuvent être mises en place. Le blé revient, tout comme les légumineuses alimentaires dont les prix s’étaient envolés ces dernières années. Pois chiches, petits pois, fèves... Autant de productions qui constituent le socle de l’alimentation quotidienne, mais aussi de la culture culinaire et, plus largement, de l’identité du pays», fait remarquer notre interlocuteur.
La pluie est donc plus qu’un facteur favorable. Elle est, selon Mohamed Taher Sraïri, «vitale». L’espoir porte désormais sur un retour à un cycle plus pluvieux. Après plusieurs campagnes sèches, il faudrait, dit-il, que les précipitations se poursuivent de manière régulière jusqu’à la fin du mois de mars. L’enjeu est double: assurer la réussite des cultures d’automne et permettre la recharge des nappes phréatiques, aujourd’hui en grande souffrance.
La neige tombée sur une large partie du territoire renforce cet espoir. Près de 54.000 kilomètres carrés ont été couverts, un élément fondamental pour la recharge des nappes, notamment sur les versants est de l’Atlas. Les oasis de Ouarzazate et de Zagora devraient en bénéficier fortement, aussi bien pour l’irrigation naturelle que pour des cultures comme le palmier dattier, capable d’aller chercher l’humidité en profondeur. Là encore, l’effet ne se voit pas immédiatement, mais il s’inscrit dans le temps long, celui des cycles naturels, note l’agronome.
Un équilibre nécessaire entre pluie et ensoleillement
Pour être pleinement bénéfique, la pluie doit toutefois suivre un certain rythme. Il ne s’agit pas de précipitations continues. Entre les épisodes, le soleil reste indispensable. Il permet aux agriculteurs d’accéder à leurs parcelles, de travailler les sols et de semer.
«Après des années de sécheresse, beaucoup hésitaient encore à engager des dépenses, car tout coûte plus cher. Aujourd’hui, la verdure visible dans le monde rural modifie les décisions et redonne confiance. Pour l’élevage, pour les cultures d’automne, pour les céréales qui occupent plus de la moitié de la surface agricole utile du pays, l’impact est jugé entièrement bénéfique, jusque dans ses répercussions économiques», commente Mohamed Taher Sraïri.
Les chiffres confirment ce que les professionnels observent déjà. Selon Nizar Baraka, ministre de l’Équipement et de l’Eau, près de 482 millions de m³ ont été enregistrés dans les retenues des barrages au cours des dix derniers jours. Ces apports portent le taux de remplissage des barrages à près de 33,6% au lundi 22 décembre. Un niveau qui permet déjà de couvrir les besoins cumulés de régions stratégiques comme Fès-Meknès, Souss-Massa, Béni Mellal-Khénifra et l’Oriental.
Barrage Mohammed V.
Dans le détail, entre le 10 novembre et le 15 décembre, les réserves des barrages n’avaient progressé que de 105 millions de m³ pour atteindre 5,28 milliards de m³. La dynamique s’est accélérée en fin de mois. Entre le 15 et le 17 décembre, les stocks ont gagné 119 millions de m³, avant d’enregistrer un nouvel apport de 237 millions de m³ entre le 17 et le 22 décembre.
| Barrage | Capacité totale (Mm3) | Réserves au 22 décembre (Mm3) | Taux de remplissage au 22 décembre (%) | Réserves au 17 décembre (Mm3) | Taux de remplissage au 17 décembre (%) | Évolution du volume (Mm3) |
|---|---|---|---|---|---|---|
| Total (de tous les barrages au Maroc) | 16762,5 | 5637 | 33,6 | 5400 | 32,2 | 237 |
| Al Wahda | 3522,2 | 1512,2 | 42 | 1482 | 42 | 30,2 |
| Al Massira | 2656,9 | 90,8 | 3 | 73,5 | 3 | 17,3 |
| Bin El Ouidane | 1215,5 | 171,2 | 14 | 161,6 | 13 | 9,6 |
| Idriss 1er | 1129,5 | 393,1 | 34 | 385,8 | 34 | 7,3 |
| Sidi Med Ben Abdellah | 974,7 | 777,5 | 79 | 715,4 | 73 | 62,1 |
| Oued El Makhazine | 672,8 | 514,7 | 76 | 496,7 | 73 | 18 |
| Ahmed El Hanssali | 668,1 | 105,5 | 15 | 94,4 | 14 | 11,1 |
| Dar Khrofa | 480,2 | 69,3 | 14 | 61,06 | 12 | 8,24 |
| Manssour Dahbi | 445,2 | 176 | 39 | 174,8 | 39 | 1,2 |
| Hassan II | 392,3 | 59,5 | 15 | 58,8 | 15 | 0,7 |
L’ingénieur d’État en économie agricole Brahim Daif souligne, quant à lui, que la hausse du niveau des barrages, avec un stock dépassant 5,63 milliards de m³, garantit l’irrigation durant les phases critiques de croissance des céréales, notamment le blé et l’orge. Elle soutient également les cultures irriguées à forte valeur ajoutée, à savoir les légumes et les arbres fruitiers, tout en améliorant la production d’aliments pour bétail, réduisant ainsi la pression sur des filières d’élevage lourdement affectées par la sécheresse.
Cette situation limite par ailleurs le recours excessif aux eaux souterraines, dont le recul est jugé alarmant au cours de la dernière décennie. Parmi les grands bénéficiaires figure l’olivier, culture stratégique occupant 1,2 million d’hectares et générant 200.000 emplois.
D’ailleurs, la production oléicole enregistre cette année une croissance de 111%, atteignant 2 millions de tonnes, soit 250.000 tonnes de plus que la saison précédente. Une dynamique qui se traduit déjà par une baisse sensible des prix de l’huile d’olive sur les marchés nationaux, même si des facteurs comme le stockage, la spéculation ou l’exportation continuent d’influencer les cours.
Les récentes pluies ont relancé la saison agricole dans la région Fès-Meknès (Y.Jaoual/Le360.). le360
Dans la région de Casablanca-Settat, les signaux sont également au vert. La direction régionale de l’agriculture affirme que les précipitations de novembre et décembre ont eu un impact positif sur les cultures stratégiques. Sur les 880.000 hectares programmés pour les céréales, 62%, soit environ 550.000 hectares, ont déjà été ensemencés.
Le fourrage affiche un taux de réalisation de 70% sur 92.000 hectares, tandis que l’ensemencement des 45.000 hectares de légumineuses est en cours. À cela s’ajoutent 9.000 hectares de betterave sucrière programmés à El Jadida et Sidi Bennour, provinces également réputées pour leurs cultures maraîchères, notamment la pomme de terre. La qualité des pâturages destinés au bétail s’annonce, elle aussi, prometteuse.
Au micro de la MAP, Abderazzak, agriculteur dans la région de Doukkala, souligne que ces apports en eau pourraient permettre aux puits de retrouver leurs niveaux, épargnant aux agriculteurs un recours coûteux à l’irrigation. De son côté, Ibrahim, commerçant à El Jadida, anticipe une baisse des prix de produits de base comme la pomme de terre, la tomate ou la carotte.
À Fès également, Ahmed, agriculteur, explique que l’humidité des sols a permis de relancer les semis dans de meilleures conditions, après plusieurs campagnes marquées par l’hésitation et l’incertitude. Même constat chez Khadija, éleveuse dans la région de Sefrou, qui observe une amélioration progressive de l’état des pâturages. «Ce n’est pas encore parfait, mais la différence est déjà visible», confie-t-elle.
Dans les campagnes, l’enthousiasme reste mesuré, mais l’atmosphère a changé. La pluie n’efface pas les années de sécheresse, mais elle remet en mouvement une machine agricole fragilisée. Pour beaucoup, elle marque surtout le retour d’un cycle longtemps espéré, où la terre, à nouveau, peut compter sur le ciel.

















