Bon, je ne vais pas me rendre populaire avec ce billet, mais tant pis. Il faut parfois dire ce qu’on pense, quitte à en choquer quelques-uns ou à en décevoir d’autres. La Fontaine concluait sa fable Le Meunier, son fils et l’âne par cette phrase devenue dicton: «Est bien fou du cerveau, qui prétend contenter tout le monde et son père.» On fera donc des mécontents avec ce qui suit -surtout parmi ceux qui lisent trop vite et réagissent au quart de tour, sans réfléchir.
Ces précautions oratoires étant prises, entrons dans le vif du sujet.
Or donc, hier mardi, après une dure journée de labeur (écriture le matin, déjeuner de travail pour préparer un séminaire sur l’IA, trois heures de cours d’épistémologie…), je m’apprêtais à -enfin!- me relaxer un peu en regardant le match Maroc-République Centrafricaine. Comme je n’ai pas la TNT à la maison, je pris ma voiture et allai m’installer dans le foyer d’un club d’entreprise, devant le poste de télévision.
Il y avait là un jeune couple et ses cinq (!) enfants: un bébé dans sa poussette, un autre rampant sur le sol, un troisième faisant des tours sur sa trottinette et deux autres autour du babyfoot, qui avaient entre cinq et sept ans.
Au début, je ne pris pas garde à la situation dans laquelle je me trouvais. Mais dès l’entame du match, le carrousel commença. L’enfant à la trottinette passait et repassait devant moi, frôlant mes orteils. Le bébé se mit à vagir. Les aînés se mirent à jouer au babyfoot en faisant ce qu’on appelle des ‘roulettes’ -un bruit infernal. Le cinquième enfant hurlait de temps en temps sans raison puis se mettait à courir dans tous les sens. Autant dire que mon cerveau, sollicité par tout ce vacarme, ne captait plus rien du match. L’entraîneur aurait pu remplacer Hakimi par Najat Aâtabou que je ne m’en serais même pas rendu compte.
Excédé, je me retournai pour regarder les parents. Dépassés, ils restaient inertes sur le sofa, le regard dans le vague. Je fus frappé par leur jeunesse. Il n’avait pas trente ans, elle avait l’air d’une étudiante de faculté. Et déjà cinq enfants à charge! Pourtant, les moyens de contraception existent et sont à la portée de tous.
Je me rappelai alors un de mes livres préférés, celui que le psychologue Paul Watzlawick a écrit en 1983 sous le titre The Pursuit of Unhappiness (traduit l’année suivante en français sous le titre Faites vous-même votre malheur). C’est une parodie hilarante des livres de conseils pratiques (‘comment se faire des amis’, etc.) Je vous le recommande.
Cela dit, Watzlawick n’avait pas inclus dans son ouvrage cette façon de se tirer une volée de chevrotines dans le pied que je voyais devant moi hier:
a) au lieu de profiter de votre jeunesse pour voyager, pour vous cultiver, pour pousser vos études aussi loin que possible, commencez au contraire à faire des enfants dès que possible;
b) au lieu d’en faire un ou deux, faites-en immédiatement cinq (pour commencer);
c) ensuite, renoncez à les bien élever -c’est impossible, ils sont trop nombreux;
d) renoncez également à les inscrire dans une bonne école: c’est trop cher pour cinq -et n’oubliez pas d’accuser le gouvernement (c’est de sa faute);
e) renoncez à leur offrir de vraies vacances d’été -et n’oubliez pas d’incriminer l’État, à tout hasard;
f) renoncez à les soigner en cas de coup dur -et n’oubliez pas d’insulter le ministre de la Santé, dont vous ne connaissez même pas le nom;
g) si l’un de vos cinq enfants (devenus huit dans quelques années) tourne mal (drogue, délinquance…) parce qu’il est impossible de tous les surveiller, n’oubliez pas d’accuser la société, le destin, le rap, les athées ou les jeunes filles qui portent des jupes.
Mais il y a une chose que vous ne devrez jamais, jamais, jamais faire: admettre que vous êtes vous-même responsable de votre malheur.
Et si quelqu’un qui me ressemble, excédé par un match gâché par votre bruyante smala, se hasarde un jour à analyser votre situation dans les colonnes d’une gazette électronique, braillez d’un ton nasillard cette phrase ‘classique’ qui est d’une insondable bêtise et qui prouve que vous n’avez rien compris:
- Tu ne vas quand même pas interdire aux gens de faire des enfants!