Il faut savoir perdre un match

Fouad Laroui.

ChroniqueDepuis quelques jours, on n’entend plus qu’un seul refrain à la radio et à la télévision: la Coupe d’Afrique va se dérouler chez nous, nous avons d’excellents joueurs, donc nous allons la gagner, c’est sûr. On dirait que perdre n’est pas une option.

Le 17/12/2025 à 11h13

Pour les aficionados du jeu d’échecs, le plus noble des jeux, «le jeu des rois», il y a une partie de légende, un moment de grâce insurpassable. C’était le 23 Juillet 1972, à Reykjavik, en Islande. Le match Fischer-Spassky battait son plein. En pleine Guerre froide, il symbolisait le choc entre les États-Unis et l’URSS. Dans le monde entier, l’écho politique et médiatique de la rencontre résonnait parce que les Soviétiques dominaient les échecs depuis 1948 (pour eux, c’était une preuve de leur supériorité idéologique…) et qu’un Américain, un «sale capitaliste», Bobby Fischer, osait les défier. Si le Russe Boris Spassky perdait le match, on ne donnait pas cher de sa peau. Le Goulag n’était pas loin…

À la fin de la sixième partie, le public se leva pour applaudir Fischer qui venait de la remporter d’une façon magistrale. Et voici l’inconcevable: Spassky se leva à son tour et se mit à applaudir, en regardant dans les yeux l’homme qui venait de le battre. Vu les enjeux du match, scruté fébrilement au Kremlin, suivi à la Maison Blanche, tant de sportivité confinait à la pulsion suicidaire…

(Qu’on me pardonne cet ajout, je suis de ces fanatiques qui rejouent parfois, seuls devant leur échiquier, toute la sixième partie (gambit de la Dame refusé, variante Tartakower) juste pour le plaisir, pour le frisson d’imaginer Spassky abandonnant au 41ème coup, le public se lever comme un seul homme et le Russe se joignant à l’hommage sous les yeux d’un Fischer étonné et, osera-t-on le dire, ému…)

Le souvenir d’un autre geste m’émeut tout autant. En 1979, à Casablanca, l’équipe nationale de football algérienne infligea une lourde défaite (5-1) à son homologue marocaine. Le lendemain, Belloumi, le meilleur joueur algérien, alla acheter une belle veste de cuir dans une de ces boutiques spécialisées qu’on trouve près du port. Lorsqu’il voulut la payer, le marchand marocain– qui avait reconnu Belloumi– refusa l’argent:

- Je t’offre la veste, lui dit-il. Tu as été excellent hier.

La classe. Il faut transformer chaque défaite en une occasion de grandir, de prendre de la hauteur. Les petits Anglais apprennent à l’école le poème de Kipling intitulé If… et ses fameuses strophes If you can meet with triumph and disaster/ And treat those two impostors just the same… (Si tu peux connaître le triomphe et la défaite/ Et traiter les deux de la même façon…) Peut-être est-ce pour cela que le fair-play est quasiment un dogme là-bas?

Maintenant, vous vous demandez peut-être pourquoi j’évoque la sixième partie du match Fischer-Spassky, la veste en cuir de Belloumi et le poème de Kipling. C’est parce que je m’inquiète… Depuis quelques jours, on n’entend plus qu’un seul refrain à la radio et à la télévision: la Coupe d’Afrique va se dérouler chez nous, nous avons d’excellents joueurs, donc nous allons la gagner, c’est sûr.

On dirait que perdre n’est pas une option. Avons-nous oublié que le Brésil a perdu à domicile la finale de la Coupe du Monde 1950 contre l’Uruguay? Il y eut des suicides, des divorces et des crises cardiaques dans le pays. La Seleção brésilienne jouait en blanc ce jour-là, elle n’a plus jamais joué en blanc, comme pour exorciser la catastrophe– depuis 1950, elle joue en jaune, vert et bleu. Fallait-il en arriver à ces extrémités?

À vrai dire, c’est surtout pour les enfants que je m’inquiète. Pour leur éviter de véritables traumatismes, je conseille aux parents de les prendre à part avant chaque match et de leur répéter que «le ballon est rond», que tout peut arriver, qu’il faut être humble dans la victoire et digne dans la défaite. Il y a des défaites qui font honneur au perdant parce qu’il a tout donné, qu’il s’est battu avec courage et qu’il est allé au bout de l’effort.

Et après ce petit discours fait aux enfants, mais qui est aussi à l’usage des adultes, il n’est pas interdit de se peinturlurer soi-même en rouge et vert, de se visser devant la télé et de hurler des encouragements à faire vibrer l’immeuble pour que l’équipe nationale gagne…

Par Fouad Laroui
Le 17/12/2025 à 11h13