Au début des vacances d’été, j’ai cassé mes lunettes.
Je vous entends d’ici protester: «Et alors? En quoi ça me regarde? Qu’est-ce que j’en ai à…, etc, etc».
OK, d’accord, ce n’est pas un évènement d’importance planétaire; le feu à Hawaï, les inondations en Chine ou la guerre en Ukraine méritent davantage qu’on leur consacre un billet; mais un peu de patience, que diable, vous verrez que ma minuscule mésaventure a débouché sur quelque chose qui nous concerne tous.
Étant en vacances du côté de Tétouan, je suis allé chez le premier oculiste venu, dans une bourgade circonvoisine, pour me faire refaire des bésicles, mon ordonnance d’ophtalmo à la main.
Le premier venu… Grave erreur. On devrait choisir son oculiste comme une Américaine son mari: après une enquête approfondie menée par une équipe de détectives et de lawyers chevronnés.
Donc, Abdelmoula l’oculiste (ce n’est pas son vrai prénom) prend mon ordonnance, la déchiffre péniblement comme Champollion des hiéroglyphes effacés, hoche la tête, grommelle, renifle un coup, me tripatouille, me tord le nez, fait quelques gestes cabalistiques, inscrit un gribouillis qui ressemble à la racine carrée de pi sur ce qui semble être l’emballage d’un paquet de chips; puis m’annonce que mes nouveaux carreaux seront prêts à la nouvelle lune. Hourra!
Le jour dit, je reçois, comme promis, ma nouvelle paire de lunettes et je ressors de l’échoppe après paiement, heureux de pouvoir voir le monde avec la netteté qui lui sied.
Un quart d’heure plus tard, catastrophe: j’ai la migraine du siècle et mon nez est écorché à force de faire glisser la monture dessus pour bien accommoder. Ce sont des verres progressifs et le rebouteux de la vision a mal calculé le point focal ou le canal de dégression ou quelque schmilblick de cet acabit -je suis un peu approximatif dans ma critique, n’étant pas spécialiste.
Le soir, pendant un dîner chez des amis, je narre mes déboires à la compagnie compatissante. C’est alors qu’une dame, nommons-la Samia, m’apostrophe:
- Monsieur, j’étais oculiste avant de devenir artiste-peintre; mais moi, j’ai été bien formée, comme beaucoup de mes confrères, dans une école habilitée par le ministère et qui délivre un diplôme reconnu. Aucun d’eux n’aurait fait l’erreur de mal calculer le schmilblick. Votre saboteur, il a dû étudier dans une école sans habilitation, ou dans une habilitation sans école -autre façon de dire qu’il a peut-être acheté sa peau d’âne.
Quelqu’un, autour de la table, exprima l’incompréhension générale:
- Attendez, attendez… J’ai peur de comprendre… Qu’on soit diplômé d’une école habilitée ou d’une école non-habilitée, on peut exercer le délicat métier d’oculiste, dont la devise est «la vue, c’est la vie»?
- On peut! On peut! Même celui qui peut peu peut!
- Mais alors, à quoi sert l’habilitation?
- À rien!
Le brouhaha général et indigné qui succéda à cette consternante affirmation ne s’estompa que quand la maîtresse de maison nous apporta, fière comme un paon, une grande paëlla valenciana, aussi floue à mes yeux que succulente à mes papilles.
Mais le problème reste posé.