Immersion dans la Joutiya Ben Abbad, plus grande friperie du Maroc

la Joutiya Ben Abbad de Kénitra, plus grande friperie du Maroc. (K.Essalak/Le360)

Le 26/10/2025 à 17h06

VidéoÀ Kénitra, non loin des rails de train, s’étend un univers où le vêtement a plusieurs vies. Dans la Joutiya Ben Abbad, immense friperie populaire, les allées débordent de tissus colorés, de jeans suspendus à des crochets improvisés et de voix qui s’entremêlent dans un vacarme familier. Ici, malgré les incendies, malgré la hausse des prix, la flamme du commerce ne s’éteint pas.

Sous le soleil ardent de Kénitra, les teintes se fondent dans le parfum du tissu. Les allées s’étirent à perte de vue, bordées de stands faits de planches, de bâches et de tôles ondulées. Bienvenue à la Joutiya Ben Abbad, un marché tentaculaire, considéré comme la plus grande friperie du Maroc. Des montagnes de vêtements venus d’Europe s’y empilent, classés, triés, parfois repassés, avant d’être proposés à des prix imbattables.

Mais derrière cette effervescence colorée se cache une réalité plus fragile. Il y a quelques mois, plusieurs incendies ont ravagé le souk, réduisant en cendres des dizaines d’étals. Les traces sont encore visibles: murs noircis, panneaux de baraques tordus et vendeurs qui reconstruisent, planche après planche.

«Nous avons déjà survécu à trois incendies ici», raconte Idriss, la cinquantaine, debout derrière son étal couvert de chemises soigneusement pliées. «Personnellement, ces incendies ont détruit quatre des magasins que je louais. Les autorités ne nous ont pas encore dit s’il y aura un réaménagement ou un déplacement, alors on continue, comme on peut.»

La Joutiya s’étend sur plusieurs hectares, à quelques encablures de la gare. Ses allées étroites forment un véritable dédale où l’on avance lentement entre les étals bondés, les voix qui s’interpellent et les montagnes de vêtements empilés. Ici, tout se vend: pantalons, chemises, pulls, chaussures, rideaux ou draps. Une véritable économie circulaire avant l’heure, où chaque pièce trouve une seconde vie.

«Ça fait très longtemps que je suis dans ce commerce-là. Mes parents avaient déjà une friperie avant moi», poursuit Idriss. «Avant, on achetait les pièces de marchandise à 50 dirhams. Aujourd’hui, c’est 80 ou 90. On essaie de garder les mêmes prix de vente, sinon les clients ne reviennent plus. Les temps sont durs pour tout le monde.»

Autour de lui, les clients négocient, fouillent, comparent. Le marché bruisse d’une énergie presque contagieuse. C’est un lieu de travail, mais aussi un lieu de vie.

Souad, vendeuse depuis 25 ans, replie une robe fleurie avec soin. Son visage s’éclaire d’un sourire calme, malgré la fatigue visible. «Nous ne gagnons pas beaucoup, seulement assez pour vivre», confie-t-elle. «Mais on se bat pour garder la qualité. On ne vend pas n’importe quoi. Ce sont des vêtements propres, parfois neufs, souvent de grandes marques. Une pièce qui vaut 1.000 dirhams en boutique peut se trouver ici à 100 ou 150

Un peu plus loin, Mohammed, qui tient son stand depuis 30 ans, raconte le même combat. «Avant, un père pouvait venir avec 400 dirhams et habiller ses quatre enfants. Aujourd’hui, cette somme ne suffit plus.» Il soupire. «Certains jours, je vends pour 500 dirhams, d’autres pour 1.000. On ne fait pas fortune, on survit.»

Les vendeurs, pour beaucoup installés depuis des décennies, incarnent la mémoire vivante de ce lieu. Ils ont vu passer les modes, les crises, les incendies, sans jamais renoncer. Leur savoir-faire et leur ténacité maintiennent en vie un pan entier du commerce populaire marocain.

Des clients fidèles

Malgré les difficultés, la Joutiya Ben Abbad ne désemplit pas. Mohammed, client régulier depuis vingt ans, fouille dans une montagne de vestes. «Ici, je trouve de la très bonne qualité», dit-il. «Dans les magasins de neuf, c’est souvent du faux. Ici, au moins, c’est authentique.»

Un homme d’une quarantaine d’années tient un sachet rempli de vêtements: «Je viens ici toutes les deux semaines. Les prix sont bons et il y a de très belles pièces. On trouve tout ce qu’on peut imaginer.»

Un peu plus loin, une jeune femme essaie une veste en cuir devant un miroir accroché à une poutre. «La qualité ici, c’est autre chose. Ce sont des marques authentiques et à des prix que tu ne verras jamais ailleurs.»

Au fil des années, la Joutiya Ben Abbad est devenue bien plus qu’un simple marché: c’est un symbole. Symbole d’une économie de survie, mais aussi d’un savoir-faire populaire et d’une culture de la débrouille.

Entre les mains des vendeurs, les habits provenant d’Europe se transforment en ressources locales. Ce commerce du «déjà porté» soutient des centaines de familles à Kénitra et bien au-delà.

Mais l’avenir reste incertain. Les incendies ont fragilisé la zone, les prix de gros grimpent et aucune décision officielle n’a encore été prise quant à la rénovation ou la relocalisation du site. En attendant, les vendeurs bricolent, reconstruisent, espèrent.

À la tombée du jour, les lumières s’allument une à une. Les voix s’éteignent, les bâches se referment. Dans le silence retrouvé, on devine la force tranquille d’un lieu qui refuse de disparaître.

La Joutiya Ben Abbad, plus grande friperie du Maroc, demeure debout: un monument vivant de la résilience populaire, où chaque vêtement raconte un peu l’histoire de ceux qui l’ont porté, vendu, ou rêvé.

Par Camilia Serraj et Khalil Essalak
Le 26/10/2025 à 17h06