La première fois que j’ai vu mes parents s’embrasser, j’ai failli perdre connaissance. Je fus saisi d’un tel frisson que j’en tremble encore. Ce fut un choc, en termes plus délicats: un séisme émotionnel.
Je me suis dit, intérieurement: mais c’est quoi, ca? Comment osent-ils?
Heureusement pour ma santé, ce «choc» fut le premier et le dernier. Un deuxième aurait pu m’emporter.
J’étais à un âge où l’on pouvait comprendre certaines choses. On m’avait plus ou moins expliqué comment les enfants venaient au monde. Mais on ne m’avait rien dit sur des choses aussi mystérieuses que l’amour.
Et encore moins sur les preuves d’amour, c’est-à-dire les marques d’affection ou le désir. Mais de quoi parles-tu, mon frère!
Comme beaucoup d’enfants marocains, je croyais fermement que ces «choses-là» étaient pour les autres. Vous allez me dire: mais quels autres? Eh bien, les chrétiens, les Européens, ceux qui ne craignent pas Dieu et ne respectent pas leurs parents, les films, la poésie, les romans qui racontent des histoires à dormir debout. En bref: tout ce qui n’est pas réel et n’est pas près de se passer chez moi.
Je pensais même qu’un homme ne pouvait embrasser une femme que s’il ne l’aimait pas. Ou ne la respectait pas!
Ceux qui nous ont expliqué les choses du monde nous ont grossièrement dit: «Voilà comment vous êtes venus au monde». Ils nous ont raconté cela comme une histoire mécanique, presque fatale, qui va de soi. Il y a quelque chose qui s’enclenche et qui aboutit, par la grâce de Dieu, à l’être humain que nous sommes. Point à la ligne!
Et en dehors de l’objectif de nous mettre au monde, nos parents n’avaient aucune raison de s’unir. Ils ne s’unissaient d’ailleurs pas mais s’accouplaient comme deux machines qui se mettent en branle après avoir entendu un coup d’envoi imaginaire. Et c’est tout.
L’amour, le désir, les bisous, tout ça, balayez s’il vous plaît. A la poubelle!
Aujourd’hui encore, vous pouvez vous amuser à sonder nos gamins sur la question de savoir ce que leurs parents peuvent bien fabriquer quand les lumières s’éteignent. Demandez-leur. Les plus malins vont vous dire: «Ils fabriquent des enfants!». D’autres vont rougir et se taire, peut-être en vous donnant un coup de pied en signe de protestation. Il ne viendra à personne l’idée de vous dire que ses parents s’aiment dans le noir. Ou, pire encore, qu’ils échangent des baisers. Quelle idée!
Maintenant, laissez les enfants et demandez à leurs parents. Donnez-leur deux mots, amour et baiser, en leur demandant ce que cela leur inspire, et laissez-les se débrouiller. Ils vont vous parler de leurs mères, leurs pères, leurs enfants. Le reste, c’est-à-dire le plus important, ce qui peut se passer entre un homme et une femme, est laissé dans le noir. Rien à dire. On ne dit rien et on n’imagine rien pour ne pas risquer, comme l’enfant que j’étais, ce fameux séisme émotionnel.
C’est un peu cocasse de se retrouver encore dans de tels draps, de telles impasses, alors que l’on vient d’une culture qui a beaucoup chanté et célébré l’amour charnel. Ceux qui disent non à un baiser sont peut-être des férus du malhoun, et de ses fameuses Qsida ou Qsaïd (longs poèmes chantés) qui ne pensent qu’à «ça». Le savent-ils d’ailleurs? Connaissent-ils le langage fleuri, grivois, utilisé par nos ancêtres pour décrire les plaisirs de la chair?
Connaissent-ils ce vénérable cheikh Nefzaoui, le faqih du XVe siècle qui a mis au point une sorte de Kamasutra arabe («Le jardin parfumé», à lire en arabe pour son langage extraordinaire), présentant le sexe et «ces choses-là» avec la précision d’un manuel sur les recettes de cuisine, tout en rendant grâce à Dieu et à son prophète…
Allez, c’est bientôt la Saint-Valentin, et comme vous le suggère Soumaya Naamane Guessous dans son dernier billet: osez un baiser d’amour, ou plus. Vous serez bien payés en retour!