La ‘asabiyya contre l’excellence

Fouad Laroui.

ChroniqueOn embauche parfois des personnes incompétentes ou paresseuses qui passent leur temps à empêcher de travailler celles qui sont compétentes et industrieuses.

Le 09/04/2025 à 11h07

Il y a quelques semaines, lundi 17 mars, je sirotais un jus d’orange après avoir donné une conférence à la London School of Economics (LSE) lorsqu’un professeur d’origine indienne, qui avait assisté à la causerie, s’approcha de moi pour entamer une conversation.

- Je suis très intéressé par le Maroc…, commença-t-il après s’être présenté.

- Et moi encore plus par l’Inde, répliquai-je.

- Really?

Je lui posai alors une question qui me turlupine depuis longtemps, depuis l’époque où je vendais du phosphate à New Delhi pour le compte d’OCP. Cette question, qui est double, la voici: pourquoi les grandes firmes indiennes sont-elle ‘familiales’ et pourquoi sont-elles des conglomérats qui se déploient dans des secteurs d’activité très différents, au lieu de se concentrer sur un seul secteur? Par exemple, Tata est un conglomérat familial qui est présent partout: alimentation, télécoms, services, automobile, acier, finance, hôtels…)

Le professeur (nommons-le Dasgupta) me répondit que ma question n’était pas originale et qu’elle avait fait l’objet de plusieurs études.

Quelques étudiants du LSE s’étaient groupés autour de nous. Dasgupta se lança dans une sorte de mini-conférence. Il commença par les États-Unis. C’est une société de contrats et de lawyers: la confiance se construit sur des contrats solides et détaillés dont on sait qu’ils seront respectés. On embauche par contrat les éléments les plus prometteurs, même s’ils n’ont aucun lien familial avec quiconque dans l’entreprise, et on les renvoie sans état d’âme, du fait justement qu’ils n’ont aucun lien avec quiconque. D’autre part, une entreprise américaine n’a pas besoin d’être un conglomérat: elle peut se concentrer sur une niche et y exceller, en achetant tous les intrants nécessaires. Là aussi, elle se sait protégée par des contrats et par ses lawyers.

Dasgupta continua:

- Nous, en revanche, nous ne sommes pas une société de contrats. La confiance doit reposer sur autre chose; et quoi de plus fiable que la famille? C’est pourquoi nos conglomérats sont contrôlés par des familles. Et s’ils veulent tout faire, c’est parce qu’ils ont peu de confiance dans les chaînes d’approvisionnement qui comprennent des ‘étrangers’. Keep it in the family, c’est leur devise.

Un étudiant anglais intervint:

- Quand il y a un poste à pourvoir, you choose your cousin instead of the best person?

Dasgupta acquiesça gravement.

- Hélas, oui. Le gouvernement fait des efforts acharnés pour industrialiser le pays avec le programme ‘Make in India’, mais le secteur manufacturier ne décolle pas, au contraire: il a baissé de 17% en 2010 à 13% en 2023. La structure familiale des conglomérats est un boulet.

C’est alors qu’une vive discussion éclata entre les quelques étudiants marocains présents.

- C’est la même chose chez nous!

- Non, ce n’est pas la même chose!

Dasgupta reprit la parole:

- Une conséquence spectaculaire de ce blocage est que les plus brillants de mes compatriotes, ne pouvant faire carrière dans les entreprises familiales indiennes, émigrent aux États-Unis, où ils peuvent atteindre les sommets. Vous avez vu combien d’Indiens sont CEO (DG) d’entreprises mondiales de premier plan? Sundar Pichai, CEO de Google; Satya Nadella, patron de Microsoft; Neal Mohan, CEO de YouTube; Shantanu Narayen, boss d’Adobe; Arvind Krishna, qui dirige IBM; Laxman Narasimhan, CEO de Starbucks. Et n’oublions pas Ajay Bangla, qui préside le World Bank Group…

- N’en jetez plus, Dasgupta! Vous les connaissez tous?

Les étudiants marocains reprirent leur querelle.

- C’est la même chose chez nous. On ne pourra faire carrière qu’ici, en Europe.

- Non, ce n’est pas vrai…

J’achevai de boire mon jus d’orange en écoutant les jeunes argumenter dans le grand hall futuriste du LSE. Dasgupta s’en alla. En rentrant à mon hôtel, je me fis la réflexion que, chez nous aussi, l’esprit de famille ou de clan fait qu’on embauche parfois des personnes incompétentes ou paresseuses qui passent leur temps à empêcher de travailler celles qui sont compétentes et industrieuses.

Si nous voulons progresser, il nous faudra être plutôt Américains qu’Indiens. Il ne s’agit pas de Peaux-Rouges et de cowboys, mais d’un autre film: celui de la modernité et de l’excellence, contre la ‘asabiyya.

Par Fouad Laroui
Le 09/04/2025 à 11h07

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