Pour comprendre les Marocains, on peut lire Abdallah Laroui. Ou alors, si pas le temps et pas «l’gana» (littéralement la «tête»), on peut juste multiplier les courses en taxi. Les rouges et les blancs. Prenez l’un de ces taxis un peu fous. Et tendez l’oreille, laissez votre esprit vagabonder. Le petit taxi et la «vache folle», c’est-à-dire le grand (ou plutôt gros) taxi, sont un formidable livre ouvert…
Prêts pour un nouveau chapitre, un nouveau conte de la folie ordinaire? Partons!
Nous voilà embarqués, justement, dans l’une de ces vaches folles, une vieille berline allemande blanche et sale, dont le «chakma» (drôle de manière d’appeler le pot d’échappement) dégage une épaisse fumée noire. Un chapelet est suspendu au-dessus du tableau de bord, avec des mouvements de pendule qui rythment notre course et ponctuent les nombreux coups de frein du conducteur.
L’intérieur ressemble à un hammam. L’air est irrespirable. La vache folle est pleine à craquer et toutes les vitres sont fermées, à l’exception de celle du chauffeur. «Où vas-tu, khouya?», me demande-t-il sur un ton maussade. Je lui indique le nom d’un garage de mécanique. Il fait un signe de la tête et la femme d’à côté, voilée, la cinquantaine corpulente, intervient énergiquement: «Ce n’est pas sur notre chemin!».
En redémarrant, le chauffeur explique que le détour ne coûtera rien à personne. Il finit sa phrase en s’étonnant: «Mais, lalla, comment connais-tu ce garage, qu’en sais-tu? Tu t’y connais en mécanique? Tu as une voiture?» Son ton laisse entendre ce qu’il n’a pas dit: «Tu n’es qu’une femme!» Ce que la dame comprend tout de suite.
«Et toi, moulay, que sais-tu de ce que je sais? C’est parce que je suis une femme, c’est ça?»
Heureusement que l’échange prend rapidement un ton plus léger. La dame explique qu’elle connait «l’hdid» (la mécanique, littéralement le «métal») parce qu’elle travaille dans une compagnie de transport en commun. Son discours est résolument féministe. «Les femmes, aujourd’hui, savent tout et font tout, en plus elles réfléchissent plus vite que les hommes.»
Les autres passagers, tous des hommes, s’offusquent en silence. Le chauffeur devient leur porte-parole: «Mais, ma sœur, pourquoi dis-tu cela? Je te parle de mécanique et tu me parles de cerveau, c’est hors-sujet!» La dame reprend sa plaidoirie: «Ce que je veux dire, c’est que nous les femmes, nous avons deux cerveaux, ou un cerveau divisé en deux, nous pouvons parler d’une chose pendant que nous réfléchissons à une autre chose. C’est Dieu qui a voulu cela! Ne le sais-tu donc pas?»
Puis elle enfonce le clou: «La hogra, ce n’est pas bien!»
Devant la perplexité générale, la dame détourne le sujet. En mécanique, cela s’appelle opérer un virage. Elle embraye en citant un célèbre prédicateur marocain qui, selon elle, se base sur la théorie des deux têtes ou de la tête divisée en deux, «pour valider que les femmes héritent la moitié de ce qu’héritent les hommes». Et, conclut-elle, «il a raison!».
Tout ça pour ça. Le féminisme est passé à la trappe. La dame accepte d’être un «demi-baton» (expression qui signifie que la femme hérite la moitié de ce que peut hériter l’homme).
Le virage m’étonne. Avouons-le, il me déçoit surtout. Mais il ravit les passagers, qui sortent enfin du silence: «Kayna, kayna (c’est vrai)!» Le conducteur de la vache folle exulte à son tour: «Soubhane Allah, Dieu est grand!»
Au moment de descendre, je demande: «Mais, madame, vous n’avez pas envie de changer cela? D’hériter autant que les hommes?» Non, m’assène-t-elle en resserrant son fichu autour de la tête, «pourquoi changer ce qui est divin, c’est-à-dire parfait?».
Si Abdallah Laroui était avec nous, à bord de cette vache folle, il m’aurait taquiné sur ce ton paternel et professoral dont il porte la signature: «Mais, mon jeune ami, pourquoi te fatiguer à rationaliser quand le divin s’invite au débat?» Rien à ajouter, amen!