L’amour que l’on a pour son pays s’exprime parfois d’une manière étrange. C’est comme avec la famille, où l’amour peut être vache, indigne, trouble. Comme si derrière l’amour, il y avait aussi quelque chose de pas clair, pas sain du tout.
En somme : je t’aime, je te mène la vie dure. Ou alors: je n’ai pas besoin de te respecter puisque je t’aime, déjà!
Dans l’avion qui me ramène à Casablanca, il y a un groupe de RME (avant on disait MRE, la nuance est de taille) tout excités à l’idée de retourner au bled. Ils viennent de Hollande. À mesure que l’avion approche des terres marocaines, ils parlent de moins en moins en néerlandais, et de plus en plus en marocain. Darija et tarifit. Joyeux comme des gosses qui s’apprêtent à recevoir le cadeau de Noël.
Je ne comprends ni le néerlandais ni le tarifit, mais j’imagine leur dialogue. Il faut dire qu’ils parlent avec les mains, leurs gestes sont appuyés et ils ponctuent leurs phrases de «hamdoullah» et «inchallah».
Leurs échanges tournent autour de la chaleur («dans le ciel et dans les coeurs»), de la vie pas chère («malgré la hausse des prix») et des mille et une merveilles qui les attendent à Casablanca, Nador ou Tétouan.
Et puis l’avion atterrit. Nous arrivons sur le tarmac. Tout de suite, et en attendant l’arrivée du bus, l’aîné de la bande, celui qui a une barbe de hajj et la trace d’un dinar sur le front, allume une cigarette. Le deuxième l’imite, puis le troisième, et le quatrième.
La bande des quatre fume et devise comme s’ils étaient réunis autour d’un bon feu à Sidi Messaoud ou Sidi Bouknadel. Il ne manque que le méchoui, le bon vieux thé brûlant et ultra sucré à la marocaine, le transistor qui diffuse les chansons que les auditeurs se dédient les uns aux autres.
Comment osent-ils? Qu’est-ce que c’est que ce cirque?
Médusés, les autres voyageurs s’interrogent. Le spectacle est ahurissant. Nous sommes au pied d’un avion encore tout chaud, qui vient d’atterrir au milieu d’un tarmac qui ressemble à un paysage lunaire, où même les mouches n’ont pas le droit de déployer leurs petites ailes. Et nos amis en grillent une et continuent à deviser, comme si de rien n’était.
Faut-il en rire ou en pleurer?
C’est au moment où les quatre s’apprêtent à écraser leurs cigarettes sur le sol qu’un officier se présente à eux, enfin. Il les sermonne. «Savez-vous, demande-t-il, qu’il est interdit de fumer ici, que c’est dangereux et que vous risquez une lourde amende?».
Les quatre s’excusent à peine et trouvent même le moyen de plaisanter («Nous n’avons vu aucune plaque qui nous interdit de fumer ici!»). L’officier enchaîne: «Si nous étions encore à l’aéroport de départ (Amsterdam), ce même geste aurait vous valoir une interpellation. Le savez-vous? Auriez-vous osé fumer là-bas?».
Les quatre haussent les épaules: «Mais nous sommes à Casablanca, pas à Amsterdam, monsieur l’officier!». Et les quatre éclatent de rire, ravis et heureux de retrouver le sol de leur pays.