Dans les années 20 du siècle dernier, aux Pays-Bas, un quotidien eut l’idée de demander à ses lecteurs, jeunes et moins jeunes, quelles étaient les dix professions qu’ils admiraient et/ou respectaient le plus. Le résultat de ce sondage n’étonna personne: on trouva en tête du classement le professeur d’université (ce qu’on appelle là-bas un hoogleraar), puis venaient le pasteur -dans ce pays fortement marqué par le calvinisme, le médecin, etc.
Près d’un siècle plus tard, vers 2015, le même quotidien, ou plutôt son successeur après quelques fusions/acquisitions, eut l’idée de poser la même question à son lectorat. Je me trouvais à Amsterdam quand le sondage fut publié. Le professeur d’université avait disparu corps et biens. (Je me dirigeai le cœur lourd vers l’amphithéâtre où je donnais cours ce matin-là…) Le médecin avait perdu quelques places. Le pasteur se faisait tout petit. Mais qui était sur le podium? Je n’en crus pas mes yeux.
Le footballeur, mes amis. Le présentateur de télévision. Je crois que même le DJ pointait le bout du nez dans ce palmarès atterrant.
Sans doute les jeunes avaient-ils voté en masse. Ce n’en était pas moins attristant. En gros, les gens qu’ils respectaient le plus avaient le don inouï de savoir taper dans une outre de cuir gonflée d’air, d’être capable de lire un texte que d’autres avaient écrit ou de pouvoir faire tourner un tourne-disque.
Je ne dirai pas que ce sont là les signes de l’heure et que l’Apocalypse est proche, mais on n’en est pas loin. Une des conséquences d’une telle évolution est que ces admirateurs du néant votent pour des démagogues, des dictateurs en herbe et des menteurs en série.
Entendons-nous: j’aime bien le foot et j’admire l’élégance d’un Ziyech ou le rendement d’un Hakimi, je n’ai rien contre les présentateurs de télévision (j’en compte quelques-uns parmi mes amis) et il faut bien souffrir quelque DJ pour nous casser les oreilles de temps à autre. Mais tout de même, est-ce là ce qui assure la bonne marche d’un pays?
On pourrait se demander où sont les militaires qui montent la garde le long des frontières et les infirmières qui nous soignent -mais revenons plutôt à ceux qui étaient premiers au classement en 1920 et ont disparu aujourd’hui.
«Il est vrai que l’enseignant doit s’adapter par rapport à ce que sa profession était il y a quelques décennies. Il n’est plus celui qui sait, il est celui qui sait comment savoir.»
Je crois que beaucoup de gens n’ont pas conscience de ce fait: jamais nous n’avons eu autant besoin des professeurs. Pourquoi? À cause d’Internet, des réseaux sociaux et de l’inexorable montée en puissance de l’Intelligence Artificielle.
Pour le comprendre, je n’ai eu qu’à comparer deux situations à trente ans d’intervalle.
En 1990, je me trouve à Amsterdam devant une salle pleine d’étudiants à qui j’enseigne les rudiments de la macro-économie et de l’économétrie. Ils sont intelligents et éveillés, mais je suis celui qui sait. Je donne la définition d’un concept, le PIB par exemple, je trace une équation au tableau, ils posent des questions, je réponds, etc.
En 2020, je me trouve à Benguerir devant une salle pleine d’étudiants à qui j’enseigne les rudiments de l’épistémologie. Ils sont intelligents et éveillés -nous sommes dans une université d’élite, mais je ne suis plus celui qui sait. Leur ordinateur portable est ouvert devant eux et sitôt que j’ai prononcé un mot, ‘darwinisme’ par exemple, ils en ont la définition sur leur écran en quelques clics; et non seulement ils en ont la définition, mais ils disposent instantanément de centaines de pages de discussion, d’affirmation ou de remise en question du concept, etc. Virtuellement, ils en savent infiniment plus que moi. Le professeur est-il donc devenu inutile?
Non. C’est tout le contraire. Dans cette avalanche de faits et d’opinions que déverse le Net sur eux, comment pourraient-ils distinguer le vrai du faux? Il faut quelqu’un qui, d’une part, a longuement fréquenté le sujet -il faut des années pour réellement comprendre le darwinisme, puisque nous avons pris cet exemple- et il faut quelqu’un qui a été adoubé par ses pairs pour éviter les experts auto-proclamés, dont certains sont de purs charlatans. Ces deux conditions définissent le professeur.
Il est vrai qu’il doit s’adapter par rapport à ce que sa profession était il y a quelques décennies. Il n’est plus celui qui sait, il est celui qui sait comment savoir. C’est-à-dire qu’il connaît les grandes lignes de l’Histoire de la pensée humaine et les méthodes d’investigation scientifique, il sait distinguer entre métaphysique et sciences de la nature, entre croyance et savoir, entre preuve et probabilité, entre dialectique et rhétorique. On n’a jamais eu autant besoin de professeurs, en particulier d’épistémologie, de philosophie des sciences. (Vous me direz que je prêche pour ma paroisse. C’est exact -mais ai-je tort?)
En fait, le rôle du professeur est encore plus important aujourd’hui qu’en 1920. En effet, de redoutables concurrents sont apparus, à cause des médias et des réseaux sociaux: les influenceurs, les youtubeurs, les charlatans, les elonmusks (inventons ce mot pour désigner les ultra-riches qui veulent, en plus, nous imposer leurs élucubrations -au moins, les ploutocrates d’antan se contentaient d’être riches). Voilà encore une adaptation par rapport à ce que le métier était il y a quelques décennies. Je passe une partie de mon cours à réfuter les affirmations de tel ou tel youtubeur qui a ‘prouvé’ que la Terre est plate, que les fantômes existent ou que les chouaffates jouissent vraiment du don de voyance.
Tiens, il me vient une idée un peu farfelue. Et si on imposait une flat-tax de 50% sur les revenus des influenceurs, des youtubeurs, des charlatans, des elonmusks et des chouaffates pour augmenter les salaires des professeurs?
Il y va de la santé mentale de nos concitoyens et de l’avenir de notre pays…