Il faut se méfier des mots. (Et c’est un écrivain qui le dit…) Seuls existent les faits. Les mots ne servent qu’à les décrire -et cette description, cette ‘représentation’, n’est jamais parfaite. Le plus souvent, les mots masquent ou déforment la pensée.
C’est parfois volontaire. «La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée», disait Stendhal (ou Talleyrand ou le jésuite Gabriel Malagrida ou Cocteau -peu importe).
Mais le plus souvent, ce n’est pas volontaire. On se fait berner par le langage parce qu’on oublie qu’il repose d’abord sur des métaphores -des allégories, des figures de style, des images…- qui s’y sont tellement enkystées qu’on en oublie leur véritable nature. (C’est Nietzsche, qui fut d’abord philologue avant de devenir philosophe, qui insista le premier sur cette idée.) Et on se trompe toujours en prenant une métaphore au premier degré.
On en a eu récemment une intéressante application après la publication, par le Haut Commissariat au plan, des chiffres du dernier recensement de la population du Royaume.
S’élevèrent de partout des cris d’orfraie: «Mon Dieu, le Maroc vieillit!»
C’est faux. Ça ne veut rien dire. Les mots nous trompent.
Où est, ici, la métaphore?
Au 18ème siècle, Carl von Linné divisa les êtres naturels en trois règnes, un pour le monde minéral et deux pour le monde vivant: les règnes végétal et animal. Le vieillissement ne concerne que ces deux derniers. C’est un processus progressif d’altération qui commence dès l’entrée dans l’âge adulte: des fonctions corporelles (et psychologiques) se mettent à décliner.
Quelles sont les fonctions corporelles du Maroc qui ont commencé à décliner?
Le Maroc, qu’on le considère comme pays, comme nation ou comme État, n’a pas de corps (physique). La question est donc absurde et on voit bien ainsi qu’on est tombé dans le piège de la métaphore en s’alarmant de quelque chose qui n’existe pas.
«Un détail entre mille: le Maroc nourrissait ses habitants et exportait du blé il y a quelques générations. Aujourd’hui, c’est la Russie qui nous nourrit…»
Quel est maintenant le fait, le fait réel révélé par le dernier recensement?
Eh bien, celui-ci: la proportion d’enfants et de jeunes gens dans la population générale a diminué par rapport à ce qu’elle était il y a une dizaine d’années.
Et alors? En quoi est-ce un problème?
Il n’y a aucune raison (sauf si on est victime d’une métaphore) de préférer une pyramide des âges très large à la base. Pour n’en prendre qu’une conséquence, cela oblige le pays à affecter une énorme partie de ses ressources à la construction, l’entretien et l’animation d’écoles et de collèges: voyez le budget hypertrophié de l’Éducation nationale, voyez l’état piteux dans lequel se trouve cette même Éducation nationale; et comparez avec les pays où la pyramide des âges est plus équilibrée.
D’autre part, ces pays-là (Norvège, Japon, pays baltes…) sont en général plus paisibles que les autres. (Soyez francs et dites-moi, au cas où vous vivriez en copropriété, qui vous préféreriez voir s’installer dans l’appartement contigu: un couple de seniors tranquilles ou une famille comprenant un bébé hurleur, deux enfants et trois ados en pleine crise…)
Enfin, quand la pyramide des âges s’équilibre et que l’indice synthétique de fécondité tourne autour de 2, cela signifie que la population se stabilise sur le long terme. C’est une excellente nouvelle: nous ralentissons enfin la course folle de destruction de la nature dans laquelle nous sommes engagés depuis un siècle. Un détail entre mille: le Maroc nourrissait ses habitants et exportait du blé il y a quelques générations. Aujourd’hui, c’est la Russie qui nous nourrit…
Bien sûr, les choses sont plus complexes et la discussion -de bon aloi- est la bienvenue. Mais de grâce, méfions-nous des métaphores.
Le Maroc ne vieillit pas.
C’est la pyramide des âges qui se redresse et s’équilibre.
(Oui, c’est encore une métaphore; mais avouez qu’elle est moins alarmante…)
