Papa où t’es?

Karim Serraj.

ChroniqueEt si le Code de la famille détruisait les liens sociaux du père avec ses enfants? Et si certaines lois à la peau dure conduisaient à un désastre familial par leur déni de la paternité? Vacante malgré elle, d’une filiation qu’on lui refuse, la place du père apparait comme forclose.

Le 27/08/2023 à 10h59

L’un des reproches souvent faits au père marocain est qu’il abandonne facilement ses enfants en cas de divorce, et que son amour filial est précaire. Un curieux leitmotiv féministe circule dans notre société, invoqué par les femmes, qui prétend que le père divorce des enfants en même temps que de l’épouse... Il s’agit là de prises de position extrêmes, et dangereuses, sur la paternité.

En effet, le grand absent du Code de la famille est le père. Prétextant l’existence d’un patriarcat abusif, la réforme de 2004 a tout donné à la maternité, et tout enlevé à la paternité. Le droit coutumier a été reconduit cette année-là sans tenir compte de l’humanité tapie en chaque homme.

Je vais vous conter donc un sombre thriller de meurtre symbolique du père et d’effacement de sa généalogie.

Chacun trouvera aisément, dans l’article 171 qui régit la garde des enfants, le trou noir de la paternité: «La garde est confiée en premier lieu à la mère, puis au père, et puis à la grand-mère maternelle de l’enfant. A défaut, le tribunal décide, en fonction des présomptions dont il dispose, et toujours dans l’intérêt de l’enfant, d’attribuer la garde à l’un des proches parents les plus aptes à l’assumer».

Devinez qui est raturée ici, dans le Code de la famille? C’est la grand-mère paternelle des enfants. Oui, elle, bien-aimante et petit bonbon des mômes. Elle, au grand coeur, qui ne figure pas sur la liste des ayants droit à la garde! Ne cherchez pas très loin l’erratum. Il n’y en a pas! L’ascendance du père n’est pas reconnue par la loi. Cela est voulu par la feuille de route du matriarcat qui téléguide les associations de lutte pour les droits des femmes. Seule la mère et sa branche généalogique sont sollicitées pour la garde! Le législateur saute de la grand-mère maternelle à l’action juridique pour désigner dès lors la tutrice, ou le tuteur, pour s’occuper des enfants. La tutelle va revenir à un parent (tante, oncle, cousin...) ou à l’institution de l’orphelinat. Le nid de poule est béant sur le chemin emprunté par la société! On ne risque pas de le rater et de s’y effondrer pêle-mêle, femmes, enfants et hommes!

Le Code de la famille est frappé d’amnésie. Il ne sait pas que le père a lui aussi une famille, une mère, un père, des tantes, des oncles, etc. Etrange... Supposons que l’action juridique ne trouve pas de candidat(e), du côté de la famille maternelle, pour assurer la garde. Le juge va enfin envisager de confier les enfants à un membre de la famille du père. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une décision du tribunal. C’est triste de passer, obligatoirement, par la justice pour faire valoir la branche paternelle. C’est même choquant et incompréhensible. Inconscience ou fougue des auteurs du Code de la famille, la place du père est ramenée à une peau de chagrin. Ses origines sont gommées...

Personne ne doutera que la grand-mère paternelle et, par extension, la famille du père soient habilitées à assurer la garde des enfants. Aucune loi humaine ne devrait faire pencher l’amour du côté de la mère et sa généalogie, au détriment de celle du père. Sommes-nous une société si naïve pour croire que seules la mère et son ascendance sont capables de sacrifice et de bonne éducation apportée aux enfants?

Pis, lorsque la famille maternelle est désargentée, rien ne change dans la décision de la justice de lui confier, quand même, la garde des enfants. Cette garde doit être assurée jusqu’à ce que les enfants atteignent l’âge de quinze ans révolus. Les enfants ont le droit, alors, de garder leur même tutrice/tuteur ou de choisir quelqu’un d’autre.

L’article 171 est archaïque et inadapté à la société marocaine. Il semble tout droit sorti d’une grotte préhistorique, datant d’un autre temps ou provenant d’un autre hémisphère terrestre, le père étant perçu comme un bourlingueur divorcé de plusieurs femmes, doué d’ubiquité pour s’absenter de ses foyers et qui laisse derrière lui une ribambelle de progénitures. Mais ce n’est pas le cas dans notre pays. Le schéma paternel induit par le Code de la famille est infidèle.

La société a évolué depuis belle lurette. La cellule familiale s’est modernisée et recentrée autour de deux parents inaliénables. La fécondité a considérablement baissé. D’après les dernières statistiques disponibles du Haut-Commissariat au Plan, celle-ci est passée de 7,20 enfants par femme en 1962 à 3,28 en 1994, à 2,47 en 2004, à 2,20 en 2014. La polygamie a été rendue quasiment impossible (autorisation des autres épouses et du juge qui a le dernier mot).

Continuons: la disgrâce de la paternité est également décelable dans la confiscation, par la mère, de la garde exclusive des enfants au moment du divorce. Cette garde revient de facto à la mère, au préjudice du père: «La garde est confiée en premier lieu à la mère, puis au père» (article 171 ci-dessus). Nous ne parlons pas ici de l’entretien pécuniaire des enfants qui reste du ressort spécifique du père, mais de la garde, à savoir du parent qui va accompagner la vie de tous les jours des enfants.

Ce père dénigré peut être très cultivé, moderne et doté d’une conscience paternelle aigüe, et la mère au contraire inculte et peu apte à remplir le rôle d’éducatrice modèle, la terrible loi sévira. Le Code de la famille ne prévoit pas la consultation d’experts pour trancher cet aspect délicat de la garde. Un peu comme si être biologiquement mère suffisait pour garantir le bien-être des enfants, et être père équivalait à des déviances éducatives.

S’il existe des mauvais pères, il y a aussi des mauvaises mères. Ce n’est point le genre qui détermine les compétences de la parenté. Or la loi n’a pas laissé de marge de manœuvre pour séparer le bon grain de l’ivraie.

Le père, démissionnaire d’une autorité malgré lui, se voit contraint de se contenter des quelques heures de droit de visite qui lui sont accordées. 24 heures hebdomadaires sont concédées par le tribunal, ce qui est porteur d’une grande injustice. La garde alternée n’est pas encore d’actualité au Maroc et c’est dommageable. Elle n’est pas évoquée dans le Code de la famille et ne fait pas partie de la jurisprudence marocaine. Il faudrait plutôt laisser choisir les couples s’ils souhaitent ou pas se partager la garde des enfants. Notamment que les motivations invoquées par le juge sur la disponibilité de la mère ne sont plus de mise. La femme travaille généralement, ne disposant plus du temps de jadis lui permettant de se consacrer seulement à ses enfants.

La législation sur la garde des enfants est une fossoyeuse des liens familiaux et sociaux. Il est impossible pour un père de construire une relation pérenne avec ses enfants et de jouer son rôle paternel en 24 heures par semaine. De qui se moque-t-on? De qui se venge-t-on? Du père ou des enfants? On assiste à un déni, avec pour toile de fond l’intérêt suprême de l’équilibre psychique des enfants? Quelles psychologie et sociologie, à la sauce marocaine, inventent là nos associations féministes qui refusent encore de promouvoir la garde alternée? Que vaut la thèse charriée par le Code de la famille sur un plan scientifique?

Dans cette paternité impossible, les premières victimes sont...les enfants. La jurisprudence marocaine complique l’étape de croissance psychologique des jeunes. Tant la fille que le garçon ont besoin de s’identifier au père et traverser leur œdipe sereinement avant l’âge de l’adolescence. Devenus adultes, ils peineront à entrer dans la génitalité et risquent d’avoir des comportements complexes en société. Privés de père, garçons et filles sont récupérés par les rets de la mère, à l’endroit de la «mauvaise mère» (travaux de Françoise Dolto et de Mélanie Klein). Parcourir les 120 pages du Code de la famille mène à un constat: aucune empreinte psychanalytique ou psychologique n’y est décelable. Un peu comme si la société marocaine vivait dans un monde parallèle, coupée des apports pourtant nécessaires de la pensée universelle.

Pourquoi diable une telle forclusion du père? Celui-ci ne demande qu’à mieux jouer son rôle paternel dans une culture juridique qui le déleste de ses droits et prérogatives naturels. Au lieu de l’aider et le pousser à assumer pleinement sa paternité, sa mise à mort emblématique est indéniable. Le Code de la famille actuel semble ignorer la gravité de la situation. Jusqu’à quand? Pourquoi faire perdurer une telle ignominie qui va à l’encontre de la réalité des jeunes pères aimants et consciencieux? Un jeu macabre qui rappelle ces vieilles traditions maghrébines, où la famille de la mère se disputait avec la famille du père pour savoir qui allait «voler» en premier le garçon, à ses 7 ans, et le circoncire en catimini.

En 2004, la commission consultative chargée de faire des propositions pour réformer le Code de la famille était composée de trois femmes, Zhor El Horr, Rahma Bourkia et Nouzha Guessous, des représentantes éclairées du combat féminin au Maroc, et de douze hommes juristes, qui ont siégé aux côtés des oulémas.

Nous avons eu droit, à l’époque, à une commission plus profane après les deux premières réformes des feus rois Mohammed V en 1957 et Hassan II en 1993, dont les commissions consultatives comprenaient uniquement des oulémas et... aucune femme.

On pouvait s’attendre, en 2004, à un traitement plus égalitaire des maternité et paternité.

J’avais eu l’occasion de discuter, il y a quelques années, avec mon amie Zhor El Horr, du sort réservé à la paternité au Maroc. «Pourquoi avez-vous oublié le père dans la réforme du Code?», lui avais-je demandé en substance. Souriant, et d’un banal revers de la main, elle avait répondu: «Eh bien, c’est pas trop grave, il suffit d’ajouter la branche de “ton père” absent!»

Comme dit l’adage, «l’indignation pourrait avoir beau jeu de nous donner bonne conscience. Pourtant, elle ne dispense pas de l’action». Entre l’homme et la femme, l’obstination est un trait commun. Les hommes du Royaume se réveilleront un jour, et percevront la claque civilisationnelle matriarcale qui leur est infligée, en prenant conscience des inégalités dont ils font l’objet. Gardons espoir aujourd’hui: ce qui est arrivé à nos grands-pères et nos pères n’arrivera pas à nos enfants ou nos petits-enfants.

Par Karim Serraj
Le 27/08/2023 à 10h59