Quand j’étais petit -comme c’est loin, tout ça…-, je passais parfois devant l’épicerie de Laredo, à El Jadida. Un de ses petits-enfants était mon condisciple à l’école Charcot. Il m’offrit un jour une boîte de biscuits Henry’s parce que je l’avais aidé à rédiger une rédaction. (Il paraît qu’il est devenu banquier à Londres; si j’avais attendu, j’aurais pu réclamer un p’tit million à la place de biscuits).
Je fis par la suite de longues études scientifiques qui me fournirent un panthéon privé où scintillent encore aujourd’hui les noms d’Ibn Sina, de Galilée, de Newton, de Darwin et d’Einstein. La fine fleur de l’esprit humain.
Jeudi dernier, le 21 Décembre, j’ai découvert avec stupéfaction un lien entre le j’didi Laredo et Einstein l’apatride.
À la suite d’une conférence donnée à l’Université d’El Jadida, un membre de la vaillante Association des Doukkala, monsieur H., me prit à part et me dit: «Puisque vous avez évoqué Einstein dans votre allocution, sachez que j’ai en ma possession une lettre qu’il adressa jadis à Laredo moul l’picerie».
Je faillis pouffer de rire et répondre: «Et moi, je possède une lettre adressée par Kennedy à ma grand-mère». Mais je n’en fis rien parce que je connaissais H., un homme posé et sérieux, qui avait fait une belle carrière dans l’Administration dans laquelle il avait fini aux plus hauts échelons avant de prendre sa retraite dans sa ville natale, au bord de la mer. Monsieur H., c’était le contraire d’un mythomane.
Il continua de m’instruire: Laredo fut le premier Juif j’didi à quitter le mellah pour s’installer dans une villa du quartier français. Il en était naturellement très fier et lorsqu’il entendit parler d’un certain Einstein, Juif comme lui, qui avait révolutionné notre conception de l’univers et passait alors pour l’homme le plus intelligent du monde, il se dit:
- Il est temps que ce Einstein fasse connaissance avec Laredo.
Il se procura son adresse -l’université de Berlin- et lui envoya un portrait de lui-même devant son échoppe, bombant le torse, ainsi que des photos de gens de sa famille et des clichés pittoresques d’El Jadida.
Quelques semaines plus tard, l’illustre Laredo reçut une réponse de monsieur Albert Einstein, professeur de son état et génie accessoirement. L’épicier ne s’en étonna pas outre mesure et se contenta de la montrer au caïd et à d’autres édiles qui venaient discrètement boire du vin dans son arrière-boutique.
H. se tut. J’étais ébahi mais tout de même un peu sceptique. On l’eût été à moins.
Le lendemain, au magnifique Pullman d’El Jadida (publicité gratuite), monsieur H. m’apporta la lettre originale d’Einstein plus une copie qu’il m’offrit gentiment. (Elle est reproduite à la suite de ce billet pour les plus sceptiques). Et il m’apprit la chose suivante: il y a quelques années, un homme d’affaires franco-israélien à la retraite -nommons-le monsieur B.- se trouvait dans ce même Pullman pour y jouer au golf. Monsieur H., qui le connaissait, lui avait montré la fameuse missive. Après y avoir jeté un coup d’œil, Monsieur B. avait hoché la tête et lui avait répondu:
- Oui, je sais. Einstein recevait beaucoup de lettres d’inconnus mais n’y répondait presque jamais -il n’en avait pas le temps. Il fit une exception pour votre épicier. C’est remarquable; et c’est pourquoi nous avons une copie de sa réponse à Laredo au musée Einstein de Tel-Aviv.
Pour le coup, ma curiosité était éveillée. Je remerciai monsieur H. et allai m’installer au bord de la piscine de l’hôtel. Je lis l’allemand, je n’eus donc aucun mal à déchiffrer -avec émotion- l’écriture élégante du fameux physicien. En gros, ce dernier remerciait Laredo de lui avoir envoyé des photos de sa famille. Mais le plus extraordinaire, c’était la deuxième phrase.
Elle commence ainsi: «Freuen Sie sich, kein Europaër zu sein…», c’est-à-dire: «Réjouissez-vous de ne pas être Européen…». Et Einstein d’expliciter son propos: pour un Juif, en ce début des années 30, il valait mieux être Marocain qu’Européen.
Voici exactement ce qu’Einstein écrivit: «… denn dies zu sein wird allmählich weder ehrenvoll erscheinen noch gerade Anngemlichkeiten mit sich bringen». Et voici ma traduction: «… parce qu’être Européen signifiera bientôt, petit à petit, n’être ni honorable ni heureux». Le savant, lucide, faisait référence à la montée en puissance des nazis («ni honorable…») et au sort qui attendait les Juifs («ni heureux»).
La lettre est datée du 19 Mai 1933. Hitler avait pris le pouvoir quelques mois plus tôt, le 30 janvier 1933.
Aujourd’hui, on veut nous faire croire que l’Europe est vertueuse et que l’antisémitisme est un phénomène importé du Proche-Orient. Marine Le Pen a eu le front de prétendre, à la télévision, que l’antisémitisme était arrivé en France avec l’islamisme! On croit rêver… Pour faire oublier leur passé judéophobe, tous les pays de l’UE, sauf l’Irlande et l’Espagne, encouragent tacitement Netanyahou dans sa destruction systématique de Gaza.
Il faudrait peut-être leur rappeler que celui à qui l’on proposa jadis d’être le premier président d’Israël, Einstein, estimait qu’il valait mieux être Juif en terre arabe qu’en Europe.
Quant au chancelier allemand, Olaf Shultz, et à la présidente allemande de la Commission européenne, Ursula von der Layen, leurs parents n’étaient pas honorables, selon le mot d’Einstein, alors ils croient laver cette souillure en soutenant Netanyahou; mais se taire quand vingt mille civils sont tués à Gaza, ce n’est qu’un déshonneur de plus pour eux.
Leurs parents ont exterminé les Juifs d’Europe dans des conditions atroces.
Quant à notre Laredo, il est mort paisiblement dans son lit, à El Jadida, entouré de l’affection de ses amis israélites et musulmans -nos parents.
Einstein l’avait prévu -et les faits lui ont donné raison. Sa lettre à Laredo devrait être dans nos manuels scolaires et on devrait tous en avoir une copie sur nous.
Ne serait-ce que pour clouer le bec, chaque fois qu’ils l’ouvrent, à ceux qui veulent aujourd’hui falsifier l’Histoire.