Je regrette presque d’être né avant. Quand j’ai eu mon bac, on m’a dit :«C’est soit l’Europe, soit la fac». C’est tout mon garçon. Et si tu aimes ta famille, ton pays, et tu as les bonnes notes, tu seras médecin, ou ingénieur, ou pilote. Inchallah!
Il n’y avait pas beaucoup de pistes alternatives. Quand on ne voulait devenir ni médecin ni ingénieur, c’est qu’on était nul ou fou.
Nos parents et les anciens en général étaient les rois des idées fixes. Ils n’aimaient pas trop les branches littéraires et préféraient les matières scientifiques. On pensait que notre pays avait besoin d’inventeurs, pas de littérateurs.
On pensait aussi que la philosophie était une perte de temps (littéralement du «tkherbiq», du vent), que l’art et le journalisme n’étaient pas des métiers, mais des loisirs («hiwaya»). Quant au foot et au sport en général, ils étaient bons pour les voyous et les pauvres.
On réfléchissait à la place des gamins. On sélectionnait pour eux ce qui était digne ou pas digne d’un bon fils de famille, un ould ennass. Le gamin devait obéir et on devait décider à sa place.
Bien sûr, tout cela était pour le bien du gamin. C’est ce qu’on disait en toute circonstance. On devait choisir son avenir, lui garantir un métier bien vu en société et qui rapporte gros.
La fac, c’est bien mon fils, mais pas pour devenir chômeur. Ne choisis pas ce que tu aimes, mais ce qui te fera bien gagner ta vie plus tard. Ne rêve pas, garde les pieds sur terre, reste dans le concret. Ceux qui rêvent ne vont jamais nulle part et seront plus tard des bons à rien, des ratés.
Le discours ambiant était ainsi fait. Les gamins suivaient le chemin tracé par leurs familles et avançaient tête baissée, comme de pauvres bêtes poussées vers l’abattoir. Et c’est à peine exagéré…
Bien sûr, il y a des exceptions. Face à ce formatage intensif, qui robotise les gamins et en fait plus tard des adultes en réussite sociale et professionnelle, mais en échec personnel, prospères, mais malheureux comme des rats, il y a des pères de famille et des papys qui font de la résistance. Toujours. Contre vents et marées. De vrais romantiques.
Je me souviens par exemple de ce père de famille, modeste fonctionnaire à la poste, qui suait sang et eau pour aider son fils, qui suivait des études d’entomologie. Une partie de ses maigres économies et de son temps y passait: «Je l’aide à importer des vers, des papillons et j’ai presque fini par m’y connaître un peu aussi, c’est devenu un peu ma passion… Je me dis que s’il chôme plus tard, ou s’il ne gagne pas beaucoup d’argent, au moins il sera heureux de vivre de sa passion».
Un père comme ça, c’est de l’or en barre. J’espère qu’il y en aura beaucoup des comme lui qui aideront les gamins (ou les laisseront en paix) pour choisir ce qu’ils aiment vraiment. Aujourd’hui, un gamin un peu turbulent ou au contraire totalement renfrogné peut très bien s’arranger pour devenir influenceur. Et bien gagner sa vie!