Quand j’étais jeune étudiant à Paris, je ne ratais jamais le défilé du 1er Mai. De la place de la Nation à la place de la République -la symbolique est claire, nous marchions dans une ambiance bon enfant, en bavardant, en chantant, en scandant quelques slogans à la gloire des travailleurs. En queue de défilé, les délégations étrangères battaient aussi le pavé. Les «moudjahidine khalq» iraniens impressionnaient par leur organisation quasi-militaire: on aurait dit une légion romaine remontant la via Appia. Les sud-Américains semblaient danser la salsa. Les anars se moquaient de tout mais ne cassaient rien. Krivine observait. Une odeur de bière et de merguez flottait là-dessus.
Je me souviens d’une anecdote amusante. Un militant communiste était venu reprocher aux manifestants marocains de «ne pas se solidariser avec la classe ouvrière sahraouie». Quelqu’un, je ne sais plus qui, lui répondit en riant: «Nous ne nous solidarisons pas non plus avec les licornes ou le père Noël, pour la bonne raison qu’ils n’existent pas». C’était au début des années 80. Je ne sais pas si la gauche européenne est mieux informée aujourd’hui qu’hier.
Si je raconte tout ça, c’est parce que les choses ont bien changé, me semble-t-il. Lundi dernier, je n’ai pas mis le nez dehors, restant tranquillement sur les hauteurs de Belleville pour regarder à la télévision le déchaînement de violence qui a terni la journée du muguet. Les «black blocks» attaquaient sans relâche la police et les CRS, qui ripostaient par des charges et des jets de grenades lacrymogènes. Les casseurs mirent le feu à des immeubles, à des voitures, à des vélos.
N’étant pas Français, je ne prendrai pas position sur les querelles qui agitent en ce moment l’Hexagone et je recommande à mes compatriotes d’adopter la même attitude; mais nous pouvons en tirer des leçons pour nous-mêmes.
Il me semble que la leçon la plus importante, c’est que cette violence qui s’est donné libre cours dans les rues françaises a un rapport avec la dévalorisation de la politique. Quand des députés transforment l’Assemblée en cirque, avec injures et diffamation; quand certains d’entre eux appellent ouvertement à la sédition; quand un important chef de parti clame «À bas la mauvaise République!»; quand un journaliste populiste, hirsute et malpoli, insulte à la télévision un élu de la Nation; quand un syndicat prétend que la rue peut changer la loi; quand un jeune se permet de gifler (!) le chef de l’État qui lui tendait la main; tout cela dévalorise la politique, donc la démocratie.
Il ne faudrait pas que nous en arrivions là un jour. Il nous faut donc, dès l’école, expliquer ce qu’est la politique, la démocratie représentative, la séparation des pouvoirs, l’État de droit, etc. Il n’y a pas d’alternative à tout ça, sinon la dictature ou la loi de la jungle. La politique, c’est d’abord ce qui rend inutile la violence dans la rue. Il faut le dire et le redire.
De leur côté, les députés devraient être exemplaires; ne pas donner des raisons aux citoyens de douter de la validité du modèle de démocratie représentative; faire toujours passer l’intérêt général avant les intérêts particuliers, y compris le leur; faire leur travail, en somme.
C’est à ce prix que nous éviterons les scènes désolantes et inquiétantes qui se sont déroulées lundi dernier à Paris, Lyon, Rennes ou Marseille.
Vaste programme, dites-vous?
Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre…