Le jihadisme sahélien se trouve face à une grande contradiction. Son islam, qui se veut universel, n’a en effet, à ce jour, pas réussi à transcender les ethnies. Tout au contraire, face à l’échec de son projet universaliste, il a en effet été contraint de prendre appui sur certaines d’entre elles. Cette réalité constitue une des clés de la question sahélienne. Ainsi, derrière les slogans faisant référence au califat universel, Iyad Ag Ghali au nord et dans une moindre mesure Ahmadou Koufa au sud, ont une approche politique «ethno-nationale». L’islam est en effet pour eux, et à des degrés différents, le paravent de revendications ethno-politiques résurgentes enracinées dans leurs peuples.
Le jihadisme sahélien n’est pas une nouveauté. A partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et tout au long du XIXe, le Sahel connut ainsi trois jihads portés par des Peuls qui avaient officiellement pour but de restituer à l’islam sa pureté originelle. Celui d’Usmane (Othman) dan Fodio se fit en pays Haoussa en 1804, celui de Seku Ahmadou au Macina en 1818 et celui du Peul-Toucouleur (de Tekrour) d’El-Hadj Omar en pays bambara à partir de 1852. De ces jihads, naquirent trois grands califats: celui de Sokoto dans le nord du Nigeria, celui d’Hamdallahi au Macina et enfin le califat de Sénégambie.
Ces grands jihads régionaux étaient donc portés par une ethnie, en l’occurrence les Peuls dont le mouvement se répandit comme une trainée de poudre à travers des espaces ouverts. Aujourd’hui, la situation est différente car tout mouvement révolutionnaire de grande ampleur est freiné par l’existence des frontières, même quand elles sont théoriques et artificielles.
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si l’addition des revendications ethniques particulières et contradictoires que soutiennent les jihadistes, peut déboucher sur un engerbage au sein d’un califat trans-ethnique, donc sur un vaste mouvement islamiste régional à l’image de ce que le Sahel a connu aux XVIIIe et XIXe siècles. La situation actuelle qui est évidemment susceptible de changer ne semble pas l’indiquer.
Au Mali, le phénomène jihadiste a en effet débouché sur la parcellisation du pays à travers un émiettement forçant les jihadistes à soutenir chacune des revendications ethno-tribales contradictoires les-unes aux autres. Ainsi, au Macina avec l’opposition entre Peul et Dogon et dans la zone frontalière entre le Niger et le Mali où les Peuls Daoussak, traditionnellement bergers des Touareg Ouelleminden Kel Ataram, s’opposent aux Peuls de Tillabery.
Dans le nord du Mali, l’affirmation d’un islamisme radical est d’abord et clairement le paravent d’intérêts économiques ou politiques à base ethnique. En quelque sorte, une surinfection de la plaie ethnique. Ici, le problème n’est pas d’abord celui de l’islamisme, mais celui de l’irrédentisme touareg, donnée de longue durée enracinée dans la nuit des temps, bien avant l’islamisation, et qui se manifeste depuis 1963 à travers des résurgences périodiques. Selon le rapport de force du moment, cet irrédentisme s’exprime sous divers drapeaux. Aujourd’hui, sous celui de l’islamisme.
En dépit d’actions violentes et meurtrières, le jihadisme stagne donc, mais le non règlement des grandes questions ethno-politiques lui permet de maintenir des foyers d’infection à partir desquels il espère déclencher une septicémie sahélienne. Mais, pour le moment, le conflit n’a pas «coagulé» car, comme je l’ai dit, le jihad qui a pour but la fondation d’un califat trans-ethnique bute sur les réalités ethniques, les énormes fossés séparant les protagonistes ayant, jusqu’à présent du moins, empêché l’engerbage. Résultat, le jihadisme se trouve pris au piège des rivalités ethno-centrées qui constituent la vraie réalité sociologique régionale.