La mort du président Idriss Déby Itno risque d’être l’annonciatrice de graves évènements. En plus de la crise économique en partie conséquence de la question pétrolière, le pays est en effet profondément divisé par de puissants déterminismes ethno-régionaux. Mis en sommeil durant deux décennies, ils pourraient se réveiller dans un contexte régional conflictuel aggravé par les solidarités ethniques transfrontalières (Libye, Soudan, Niger, Nigeria et RCA).
Les fractures qui provoquèrent un demi-siècle de conflits demeurent en effet, car les Zaghawa, les Toubou du Tibesti (les Teda), les Toubou de l’Ennedi-Oum Chalouba (les Daza-Gorane) et les Arabes du Ouadaï sont divisés en une multitude de sous-groupes. Tous additionnés, ils totalisent moins d’un quart de la population du Tchad. Or, c’est autour de leurs rapports internes de longue durée, de leurs alliances, de leurs ruptures et de leurs réconciliations que s’est écrite l’histoire du pays depuis l’indépendance. C’est autour d’eux que se sont faites toutes les guerres du Tchad depuis 1963. C’est de leurs relations que dépend le futur du pays. Ces relations interethniques sont conditionnées par un quadruple arrière-plan:
1-Idriss Déby Itno était Zaghawa du clan Bideyat. Or, les Zaghawa sont à tel point divisés que, depuis 2004, les frères Timan et Tom Erdibi, les propres neveux du défunt, étaient en guerre contre lui. Comment vont maintenant se positionner les divers clans zaghawa dans la lutte pour le pouvoir?
2-Le nouveau chef de l’Etat, Mahamat Idriss Déby, l’un des fils d’Idriss Déby Itno, est de mère gorane. Gorane est le nom arabe désignant les Toubou de l’Ennedi et d’Oum Chalouba dont la langue est le daza. Lui-même a épousé une Gorane. D’où la méfiance de certains Zaghawa qui considèrent qu’il n’est qu’en partie des leurs. Même si, par le passé, des alliances plus qu’étroites ont pu régulièrement associer Zaghawa et certains clans Gorane, que vont donc faire ceux des Gorane qui suivaient Idriss Déby?
3-Hinda, l’épouse en cour d’Idriss Déby Itno, est une Arabe du Ouadaï. Favorisé par Idriss Déby, son clan qui faisait partie du premier cercle présidentiel est détesté à la fois par les Zaghawa et par ceux des Gorane qui suivaient son mari. Quel est alors l’avenir du cercle arabe ouadaïen qui gravite autour d’Hinda? S’il y avait rupture avec lui, la triple alliance ethno-clanique constituée par Idriss Déby serait alors réduite à deux, à savoir une fraction zaghawa et une fraction gorane.
4-Les rebelles sont divisés en trois principaux mouvements militaires. Deux sont des émanations de certains clans toubou-gorane qui n’ont pas pardonné à Idriss Déby de s’être jadis soulevé contre Hissène Habré, lui-même Gorane du clan Anakaza de la région d’Oum Chalouba. Ces mouvements rebelles sont:-Le FACT (Front pour l’alternance et la concorde au Tchad). Fondé au mois d’avril 2016 par Mahamat Mahdi-Ali, il rassemblait à l’origine des Toubou parlant le daza, donc essentiellement des Toubou-Gorane de l’Ennedi. Il est armé par la Turquie qui s’en sert dans sa poussée vers la région péri-tchadique, renaissance contemporaine de la grande politique ottomane de jadis dont le but était le contrôle de l’Afrique centrale et de ses ressources en ivoire et en esclaves.-Au mois de juin 2016, les Toubou du clan Kreda qui sont également des locuteurs daza quittèrent le FACT pour suivre Mahamat Hassane Boulmaye qui fonda le CCMSR (Conseil de commandement militaire pour le salut de la République).-L’UFR (Union des forces de la résistance) qui a été fondée en 2009, est essentiellement composée de certains clans zaghawa.
Déstabilisée par sa mort, l’alchimie ethno-clanique constituée par Idriss Déby Itno est actuellement en ébullition. Si, à la faveur de ces rivalités internes et des règlements de compte qui s’annoncent, les Toubou refaisaient leur unité, et si l’une ou l’autre des fractions ou des sous-fractions de l’ancienne matrice ethno-clanique, constituée autour d’Idriss Déby, rejoignait les rebelles, alors la situation deviendrait explosive. Or, le Tchad est le verrou de la sous-région.