Vladimir Poutine! La Russie! L'actualité internationale est centrée sur Moscou par suite de la crise ouverte avec l'Ukraine. Le président américain Biden est en première ligne –il dit même «s'attendre à une attaque». L'Europe aussi est partie prenante, surtout sous la houlette du chef d'Etat français, Emmanuel Macron, président du Conseil de l'Union européenne pour ce premier semestre 2022. Tout cela est connu et martelé. Au quotidien.
Peut-être faut-il prendre du recul et tenter d'expliquer le pourquoi d’une telle situation. Plus précisément, ceci: la place et le rôle de la Fédération de Russie, avec le retour de sa puissance. Quels facteurs cumulatifs ont poussé dans ce sens? Et comment Moscou est arrivé à affirmer et à imposer souvent ses positions sur la scène internationale? Vladimir Poutine, à la tête du pays depuis 1999, a depuis deux décennies cette ambition: reconstruire et redonner à la Russie son rang parmi les grandes nations. Comment? En se dotant des attributs de la puissance. Entre deux pôles économique et démographique majeurs –l'Union européenne et la Chine– la Russie entend, ou à tout le moins tente, de se repositionner en tant que puissance d'équilibre.
Où? Au cœur de la Grande Eurasie –une manière d'escompter une centralité dans les affaires mondiales. La tâche est immense. La Russie est un Etat-continent: plus de 17 millions de km2 et des potentialités immenses. Avec un PIB de 1.700 milliards de dollars (2021), elle se classe au 12e rang, quinze fois moins que les Etats-Unis, onze fois moins que la Chine et bien loin d'autres pays: Japon (5.400), Allemagne (4.600), Royaume-Uni (3.500), Inde (3.300), France (3.150), Italie (2.270), Canada (2.200), Corée du sud (1.900), Brésil (1.800). L'armée, quant à elle, (hors nucléaire), est la deuxième dans le monde derrière les Etats-Unis avec un budget de 62 milliards de dollars.
Mais il y a plus. Ainsi le statut de grande puissance énergétique: elle est le premier exportateur mondial d'hydrocarbures et le premier fournisseur de l'Union européenne. La politique économique vise aussi à redonner l'autonomie stratégique pour neutraliser l'effet des sanctions occidentales et garder la maîtrise des technologies de pointe. Une résilience qui a conduit à un très faible taux d'endettement et des réserves au plus haut avec plus de 600 milliards de dollars en 2021. Un modèle économique atypique, un PIB nominal au 12e rang, mais un pays qui est le premier exportateur de centrales nucléaires, le deuxième vendeur d'armements et l'une des principales puissances spatiales. L'autosuffisance alimentaire est assurée: la Russie est aussi le premier exportateur mondial de blé. A ajouter encore, que c'est le seul pays –avec la Chine– à disposer de solutions numériques en mesure de faire face aux GAFAM sur le marché intérieur –un atout stratégique renforcé avec la souverainisation de l'Internet russe.
Dans le domaine militaire, l'on relève la même préoccupation. L'armée a ainsi entrepris une vaste réforme: elle est devenue un pilier essentiel de la puissance russe. Des forces stratégiques modernisées – l'objectif étant de maintenir la parité avec les Etats-Unis– et en même temps des forces conventionnelles remises à niveau pour faire face à l'avancée des dispositifs et des infrastructures de l'OTAN: tel est l'axe central. Il faut y ajouter le placement de pions dans ce que l'on appelle l'étranger proche et au Moyen-Orient. Dans cette région stratégique, l'illustration de la résurgence de la puissance russe sur la scène internationale est spectaculaire. Le Printemps arabe ne s'est pas traduit par l'éviction de Moscou, comme l'annonçaient certains; bien au contraire, c'est tout l'inverse qui s'est produit avec l'intervention en Syrie.
La Russie s'est ainsi imposée en tant que nouvelle puissance pivot du Moyen-Orient, avec un jeu diplomatique complexe –rapprochement avec l'Iran, relation privilégiée avec Israël, dialogue franc voire «musclé» avec la Turquie d'Erdogan, recherche de convergences avec les monarchies du Golfe, etc. Ailleurs, la Russie œuvre à une activation de ses liens avec l'Afrique; elle se positionne en tant que puissance d'équilibre face à l'alternative Chine-continent. Et même, avec une diplomatie hybride qui se met en branle avec le groupe paramilitaire russe Wagner qui opère au Mali...
Ailleurs, dans d'autres latitudes, en Eurasie, la réaffirmation du leadership a conduit à la structuration d'une intégration régionale efficiente, portée par l'Union économique eurasiatique (UEE) et l'Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC). En Europe orientale aussi: accentuation de la dépendance de l'Arménie; fin des velléités d'autonomisation du régime du président biélorusse, Alexandre Loukachenko; renforcement de la domination militaire dans le Sud-Caucase à la suite de la guerre du Haut-Karabakh. En Asie centrale encore: amplification d'un retour –suite au retrait désastreux des Etats-Unis d'Afghanistan– en consolidant son statut de garant de la sécurité régionale, grande proximité de vues avec Pékin s'apparentant à une quasi-alliance face à la pression occidentale sur les marges des deux puissances. Les tensions autour du gazoduc Russie-Allemagne via la Baltique tournent sans doute au bras de fer aujourd'hui. Mais il démontre aussi que les grands équilibres en Europe sont liés aux relations entre trois grandes capitales que sont Washington, Berlin et Moscou. Les divisions européennes –avec au surplus le Brexit du Royaume-Uni– accroissent la marge de manœuvre de la Russie dans ses relations bilatérales avec les uns et les autres, membres de l'UE.
Pour l'heure, le dialogue est cependant au plus bas, l'Union européenne étant perçue comme aussi hostile que l'OTAN aux intérêts russes. Moscou se sent menacé dans sa frontière occidentale estimant qu'il s'agit là, avec en particulier la crise actuelle avec l'Ukraine, d'une question de sécurité nationale pouvant conduire à une montée des périls. En tout état de cause, il faut compter avec la Russie dans la gestion des affaires mondiales; elle reste une puissance majeure qui est parvenue à maintenir une réelle autonomie stratégique.
Mais tout dépendra, dans un avenir prévisible, de sa capacité à relever un grand nombre de défis internes. Le premier d'entre eux, assurément, la crise démographique dont les conséquences multiples pèsent sur le dynamisme du pays: la population active étant en baisse. Le deuxième a trait, lui, à la dépendance à la rente énergétique et ce dans un contexte d'instabilité des prix et de programmes européens de décarbonation. Le troisième est à lié à l'augmentation de l'emprise de l'Etat qui favorise les grands conglomérats.
Cette forme de capitalisme d'Etat pourra-t-elle mettre en œuvre la modernisation institutionnelle des structures économiques? Dans cette même ligne, cela renvoie enfin à la stabilité du système politique russe. Son trait central est celui d'un régime hybride, avec des élections et un pluralisme mais aussi avec une absence d'alternance depuis 30 ans. Un caractère fusionnel entre l'Etat et le parti présidentiel «Russie unie» de Poutine, l'hyper-concentration du pouvoir en ses mains, l’homme se succédant à lui-même... Mais peut-être faut-il mettre en perspective tous ces paramètres dans l'espace-temps russe, pas réductible aux soubresauts voire aux crises de l'actualité: celui du temps long et des grands espaces.