Loin d’être une simple question territoriale ou de zone d’influence, les récentes tensions en Ukraine avec un risque de guerre sur-exagéré par les médias occidentaux, répondent à des considérations beaucoup plus profondément ancrées dans l’imaginaire politique russe. Ces dernières sont relatives autant à la doctrine et aux constantes géopolitiques de la Russie qu’aux mutations structurelles que connait le monde depuis à peu près une décennie.
La première, d’ordre anthropologique, réside dans le fait que la Russie voit l’Ukraine comme un continuum ethnoculturel, les Ukrainiens étant ethniquement slaves et chrétiens orthodoxes dans leur majorité, à l’instar des Russes. Cependant, l’influence polonaise sur plusieurs siècles (du XIVe au XVIIIe) au niveau du nord-Ouest du pays a profondément restructuré l’identité et l’ancrage d’une partie de la population. Bien que restés orthodoxes dans leur majorité, les habitants de l’Ouest de l’Ukraine ne cesseront jusqu’à aujourd’hui de projeter leur destinée commune du côté du monde occidental.
La conquête de cette région par l’empire russe à partir du XVIIIe siècle n’y changera pas grand-chose. Bien au contraire, l’interdiction par l’impératrice russe Catherine II d’enseigner le dialecte ukrainien dans les écoles, ne fera qu’exacerber les velléités identitaires dans l’Ouest ukrainien.
La deuxième est d’ordre historique, puisque le premier Etat russe se constituera au IXe siècle sur le territoire de l’actuelle Ukraine, sous la forme d’une principauté sous le nom de la «Rus de Kiev». De même, le premier grand-prince de Kiev à s’être converti au christianisme orthodoxe reçut son baptême à Chersonèse, dans l’actuelle Crimée, avant d’épouser une princesse byzantine. D’où la portée symbolique de ce territoire pour la Russie, qui se définit traditionnellement comme le troisième Rome, autrement dit, comme la dépositaire de l’héritage de l’empire byzantin.
L’invasion mongole vers le début du XIIIe siècle mit fin à la principauté de Kiev, provoquant un déplacement du centre de gravité du monde slave orthodoxe vers le nord, tout d’abord à Novgorod, puis à Moscou à partir du XIVe siècle jusqu’à aujourd’hui.
La troisième, d’ordre géopolitique, correspond au sentiment d’insécurité des différents Tsars face à l’immensité des plaines facilement traversable par des ennemis et à l’absence de frontières naturelles. Cette angoisse politique amènera la Russie à s’étendre territorialement jusqu’à atteindre des frontières naturelles facilement défendables, comme les chaînes de montagnes du Caucase ou encore le fleuve Amour du coté extrême-oriental. De même, la modernisation de la Russie, entamée par Pierre le Grand à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, fit prendre conscience au pays de la centralité des routes maritimes pour le développement du pays.
Or, de ce point de vue, n’ayant comme ouverture que la mer du Nord, la Russie s’étendra militairement et territorialement de manière ininterrompue vers le Sud, vers la mer Noire, unique fenêtre pour l’empire en vue d’accéder aux mers chaudes à travers la Méditerranée puis l’Atlantique. La Crimée de ce point de vue revêt un caractère éminemment stratégique pour la Russie, et ce, depuis le XIXe siècle. Perdre la Crimée équivaut du point de vue russe à perdre définitivement sa capacité de projection navale, et sa fenêtre maritime sur le monde. De même, l’éventuelle entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, en plus de menacer directement la Russie par une présence militaire américaine importante, ferait de la mer Noire un lac de l’OTAN, avec pour finalité d’endiguer la Russie sur le plan maritime, à l’image de ce que Washington fait en mer de Chine vis-à-vis de Pékin.
Enfin, les évolutions du contexte mondial. Ayant frôlé l’implosion durant les années 1990, la Russie a réussi avec l’avènement de Vladimir Poutine à restaurer en l’espace de 10 ans la verticalité du pouvoir, à mettre au pas les oligarques, à mettre définitivement fin à la rébellion tchétchène, à empêcher la Géorgie d’intégrer l’OTAN suite à la guerre de 2008 et, plus récemment, à sauver son unique allié en Méditerranée et au Proche-Orient, à savoir la Syrie, et enfin à récupérer la Crimée suite à une annexion spectaculaire en 2014.
Ce grand retour de la Russie n’a pu en partie se faire que grâce au déclin relatif de l’hégémonie américaine et à l’émergence fulgurante de la Chine qui offre à la Russie un point d’appui économique et géopolitique d’envergure.
Désormais, Moscou définit ses lignes rouges sans ambiguïtés et de la manière la plus ferme, en reprenant à son compte sans le dire ouvertement, la célèbre phrase de Staline prononcée comme un mot d’ordre durant la Deuxième Guerre mondiale: «plus un pas en arrière!».
Car oui, la Russie ne cherche ni à restaurer l’Union Soviétique ni à refonder un empire. Son but ultime est de freiner l’expansionnisme occidental en Eurasie, de se doter des facteurs de puissance et d’acquérir la profondeur stratégique qui lui est indispensable pour exister en tant que puissance majeure dans un monde qui s’oriente de plus en plus vers un nouvel ordre multipolaire.
Et si la Russie ne veut aucunement d’une guerre, elle se doit d’être prête à la mener à tout moment, dès lors que ses intérêts vitaux sont menacés.
L’adage romain ne dit-il pas que qui veut la paix se prépare à la guerre?