A environ 6000 km de chez nous, dans un pays au cœur du pavé eurasiatique et qui fait presque quatre fois la superficie du Maroc, de violentes émeutes ont éclaté à la surprise de tous, suite à la décision gouvernementale de doubler le prix du gaz. Je parle bien entendu du Kazakhstan, cette ancienne république soviétique qui fut dirigée d’une main de fer de 1991 à 2019 par Noursoultan Nazarbaïev, qui a quitté le pouvoir il y a trois ans, sans réellement le quitter.
Cet immense pays, mais avec seulement 19 millions d’habitants, se rêvait en futur Dubaï de l’Asie centrale. Immense, peu peuplé et très riche en ressources naturelles (pétrole, uranium, etc.), le pays avait tout pour réussir. Et si son économie s’est rapidement modernisée et ouverte au monde pour devenir un paradis pour des investissements étrangers en provenance autant d’Occident que de la Chine ou de la Russie, le système politique, lui, n’a pas changé d’un iota. Il en est allé de même pour le niveau de vie d’une bonne partie de la population, qui, bien qu’ayant relativement progressé, demeure assez loin des attentes des Kazakhs, qui ont vu leurs richesses économiques autant que naturelles confisquées par le népotisme, la gabegie et le réseautage du clan Nazarbaïev, dont la démesure est allée jusqu’à rebaptiser le nom de la capitale par son propre prénom «Noursoultan» en lieu et place d’«Astana».
Des émeutes au Kazakhstan, il y en a eu plusieurs, principalement dans les régions pétrolifères à l’Est et au Sud-Est du pays, qui donnent sur la mer Caspienne. Les régions les plus riches, mais avec les salaires les plus bas. Sans oublier l’inflation galopante que connaît le pays, suite aux différentes dévaluations de la monnaie nationale, afin de compenser la baisse à l’international des cours du pétrole il y a quelques années. A chaque fois, elles furent matées dans le sang. Notons quand même que les émeutiers n’étaient pas non plus des bouquets de roses vivantes. Ce fut d’ailleurs également le cas ces dernières semaines, où une vingtaine de policiers kazakhs furent tués, dont deux décapités. Quant aux dégâts matériels suite au vandalisme des émeutiers, ils se chiffrent à plus de 200 millions de dollars.
Le Kazakhstan, avec à sa tête le président Kassym-Jomart Tokaïev, fraîchement élu en 2019, a décidé de sortir le grand jeu.
En interne, les émeutiers furent officiellement qualifiés de «terroristes», ce qu’ils sont de fait, tout en les distinguant des manifestants pacifiques, qui, globalement, ne furent pas inquiétés. La police a reçu l’ordre de tirer à balles réelles sur les manifestants violents. L’ancien président Nazarbaïev, qui présidait le Conseil National de Sécurité, fut démis de ses fonctions et remplacé dans la foulée par le président Tokaïev lui-même. Ce fut l’occasion pour l’actuel président de se défaire de l’emprise politique de son prédécesseur, afin d’avoir la marge de manœuvre nécessaire pour sortir de la crise, mais avant tout pour pouvoir diriger effectivement le pays.
Au niveau régional, Tokaïev a demandé l’aide de l’OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective), une sorte d’alliance militaire qui lie depuis 1993 le Kazakhstan à la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kirghizistan et le Tadjikistan. La Russie n’a pas hésité à y répondre favorablement, en déployant dans le pays quelques centaines de parachutistes aguerris, tout en soutenant diplomatiquement et de manière ferme le président Tokaïev dans sa gestion de la crise.
Car depuis l’épisode ukrainien de 2014-2015, il est hors de question pour la Russie de tolérer la moindre révolution colorée dans sa zone d’influence, qu’elle qualifie d’«étranger proche». Moscou est consciente plus que n’importe quel autre pays que ces fausses révolutions fomentées depuis les chancelleries occidentales, mais principalement à partir des Etats-Unis à travers tout un réseau d’ONG, visent à encercler la Russie en l’enfermant au cœur du continent eurasiatique, dans le cadre d’une nouvelle doctrine Monroe qui ne dit pas son nom.
Poutine a été on ne peut plus clair en affirmant que le Kazakhstan a été la cible du terrorisme international, et que les récentes émeutes au Kazakhstan confirment que certaines forces n’hésitent pas à utiliser le cyberespace et les réseaux sociaux pour recruter des extrémistes et des terroristes et former des cellules dormantes de militants. Enfin, il a affirmé que la Russie et les pays membre de l’OTSC ne permettront plus que des «révolutions colorées» éclatent dans la région.
Ainsi, en réclamant l’aide de l’OTSC, l’actuel président Kazakh Kassym-Jomart Tokaïev semble avoir rompu avec le jeu d’équilibriste de son prédécesseur, en optant pour un ancrage géopolitique plus prononcé avec la Russie. Mais le plus dur reste à faire, à savoir le démantèlement du clan Nazarbaïev, et la lutte sans merci contre le népotisme et la corruption qui sapent et vampirisent le pays de l’intérieur, mais ça, c’est une autre histoire.
Pour revenir à la dimension géopolitique, il en résulte qu’après le départ humiliant des Américains d’Irak puis d’Afghanistan, cette région, qui fut qualifiée durant les années 1990 de «ventre mou» de l’Eurasie par le géopolitologue américain Zbigniew Brzeziński, semble graduellement quitter ce statut au profit d’une intégration continentale et géopolitique de plus en plus poussée au profit autant de la Russie que de la Chine.
Oui, la multipolarisation du monde est en marche, et les pays limitrophes de grandes puissances auront de plus en plus de mal à jouer aux équilibristes.
L’heure est à la constitution de blocs continentaux, d’alliances solides et d’ancrages autant géopolitiques que civilisationnels. A cet effet, le Kazakhstan est un cas d’école typique qui mérite d’être plus amplement analysé.