Au Maghreb, le moins que l’on puisse dire c’est que dernièrement ça bouge de tous les côtés. Commençons par le Maroc, où le bras de fer avec l’Espagne a finalement été payant. Resté droit dans ses bottes, le Maroc a fini par faire plier le pays de Cervantès, qui s’est résolu à sacrifier sur l’autel du bon voisinage sa turbulente et maladroite ministre des affaires étrangères Arancha González. Lors du dernier discours royal, le Roi a officiellement mit fin à cette crise dont on ne voulait initialement pas.
Plus à l’Est, face à la énième main tendue du Maroc, l’Algérie a choisi de bouder, non sans faire preuve d’un certain nombre de gamineries diplomatiques, en accusant le Maroc de tous les maux, notamment d’être à l’origine des incendies en Kabylie. Avec les généraux d’Alger, on n’est pas très loin du «c’est celui qui le dit qui l’est». Cerise sur le gâteau, le régime algérien décide unilatéralement de rompre les relations diplomatiques avec le Maroc, faisant le choix d’un isolement diplomatique de plus en plus prononcé.
Encore plus à l’Est, en Tunisie, le président Kaïs Saïed a décidé dans la nuit du 23 au 24 août de prolonger l’état d’exception jusqu’à nouvel ordre.
Certains n’ont pas hésité à sortir l’artillerie lourde en parlant de coup d’Etat constitutionnel, d’autres, principalement les puissances occidentales, ont exprimé leurs habituelles inquiétudes quant à une éventuelle dérive autoritaire.
Qu’en est-il réellement et peut-on à juste titre parler de «Coup d’Etat constitutionnel»?
Alors oui et non. Une réponse de normand, me diriez-vous, mais qui prend tout son sens quand on confronte les textes à la réalité.
Commençons par le oui.
La constitution tunisienne de 2014 prévoit à travers l’article 80 qu'«en cas de péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures qu’impose l’état d’exception, après consultation du chef du gouvernement, du président de l’Assemblée des représentants du peuple et après en avoir informé le président de la Cour constitutionnelle».
Le péril prévu par la constitution existe bel et bien et prend plusieurs formes, car le pays est confronté depuis 2 ans à une pluralité de crises:
• Sanitaire, avec 22.000 décès pour un peu moins de 12 millions d’habitants avec un manque cruel d’oxygène et de médicaments. Rappelons à cet effet qu’en juillet, et suite à un ordre royal, le Maroc a envoyé à Tunis plusieurs avions chargés d’aides médicales.
• Economique, puisque durant la seule année 2020, le PIB a reculé de 8,6%, la dette du pays est passée de 40% du PIB en 2010 à 100% en 2021, et un taux de chomage de 18%.
• Sécuritaire, le pays n’ayant pas été épargné par les attentats terroristes, sans oublier l’instabilité chronique du voisin libyen avec tous les groupuscules armés qui pullulent dans la région.
• Enfin, la Tunisie est confrontée à une corruption endémique qui paralyse toute tentative de réforme et sape par ricochet le bon fonctionnement des institutions du pays.
Le problème réside donc ailleurs. Car la mise en place de l’Etat d’exception exige du chef de l’Etat d’informer la Cour constitutionnelle, une Cour qui n’existe tout simplement pas, excusez du peu. Sa création était prévue par la constitution de 2014, mais elle ne verra jamais le jour. Ainsi, l’une des conditions d’application de l’article manque de manière criante.
Pour ne rien arranger, le même article stipule que «trente jours après l’entrée en vigueur de ces mesures, et à tout moment par la suite, la Cour constitutionnelle peut être saisie, à la demande du président de l’Assemblée des représentants du peuple ou de trente de ses membres, pour statuer sur le maintien de l'état d'exception. La Cour prononce sa décision en audience publique dans un délai n’excédant pas quinze jours».
Là encore, la Cour constitutionnelle étant inexistante, on se retrouve avec une situation d’exception à laquelle nul autre ne peut mettre fin sauf le Président lui-même. De quoi donner des insomnies aux plus libéraux des Tunisiens.
Enfin, ledit article ne prévoit pas la possibilité de geler les activités du parlement ni de limoger le chef du gouvernement. Certes, il ne l’interdit pas non plus, laissant donc une grande marge d’interprétation au chef de l’Etat, une trop grande marge, diront certains.
Place maintenant au non.
Distinguons d’abord pour commencer la lettre de la loi de son esprit. Car une lecture littéraliste de cette dernière peut en étant en contradiction avec le réel, trahir l’esprit de la démocratie en prétendant le défendre. Car dans des situations extrêmes, suspendre momentanément la démocratie devient la meilleure manière de mieux la servir, ou l’asservir selon les motivations du pouvoir en place. Rappelons à ce propos que la «Dictature» est une invention républicaine, puisqu’à l’époque de la République Romaine, le droit prévoyait dans des situations où l’existence même de Rome était mise en péril, de nommer un dictateur qui se verrait conférer les pleins pouvoirs pour un mandat ne pouvant excéder six mois. L’idée est que la temporalité des délibérations démocratiques n’est pas celle de guerre.
Il en résulte qu’en temps de crise, et a fortiori quand il s’agit d’une démocratie naissance et encore fragile, la meilleure manière de la servir, c’est des fois de la mettre en suspens, le temps d’opérer les ajustements nécessaires.
Loin d’être un novice du droit, Kaïs Saïed, en éminent juriste et théoricien du droit qu’il est, sait que lutter de manière efficace contre la corruption autant économique que politique qui gangrène le pays et son système politique, passe par la neutralisation de l’immunité parlementaire des élus, qui permet aux plus corrompus d’entre eux de sanctuariser leur situation. Ainsi, la purge anti-corruption souhaitée par le Président depuis le début de son mandat peut enfin commencer.
Et fort d’un soutien populaire qui frôle selon un récent sondage les 95%, il sait qu’une réforme de la constitution qui redonnerait au Peuple des leviers d’actions concrets à travers une démocratie directe et subsidiaire, passe le dépassement des clivages partisans des partis politiques qui n’ont aucun intérêt à ce que les choses changent. Et c’est plus particulièrement le cas pour le parti islamiste Ennahda, qui est la première formation politique du pays, et qui comme tout parti islamiste qui se respecte, possède un double agenda, où une Oumma imaginaire passe systématiquement avec les intérêts de sa propre Nation.
Ainsi, loin de trahir l’esprit démocratique, Kaïs Saïed entend bien au contraire mieux le servir, en posant les jalons de ce qui pourrait devenir une démocratie réelle, fonctionnelle et conforme aux spécificités tunisiennes, contrairement au schéma oligarchique actuel qui n’a de démocratique que l’apparence.