Les nouvelles de la planète ne sont pas bonnes. Il y a de quoi vous donner le bourdon et accentuer la déprime. Le réchauffement climatique, la chute des glaciers, les inondations à venir, les tsunamis qui menacent. Rien ne va plus.
L’homme a sali cette terre et voilà que ses enfants vont en subir les conséquences.
Cette alarme devenue quotidienne vient d’être rejointe par le constat plus qu’inquiétant que notre ami Amin Maalouf, homme paisible et pacifique, vient de nous livrer. «Le naufrage des civilisations» (Grasset) est son dernier essai. Toutes les aires de civilisation sont au seuil d’un désastre. Ce qui fait peur, c’est qu’Amin Maalouf n’est pas du genre à dire n’importe quoi ni à exagérer, ce n’est pas un agité. C’est pour cela que l’éditeur nous demande de prêter attention à ses analyses, «car ses intuitions se révèlent des prédictions».
Il commence son livre en nous informant que c’est «à partir de (sa) terre natale que les ténèbres ont commencé à se répandre dans le monde». Il est né au Liban dans une famille chrétienne en une époque où ce qu’on appelait «le Levant» était pluriel, multi-religieux, multiculturel. Sa mère est d’origine égyptienne. C’était une embellie, une éclaircie dans cet Orient qu’on va précipiter dans des guerres qui ne se terminent pas. La guerre civile du Liban où chrétiens et musulmans, sunnites, shiites, druzes vont se battre avec une férocité qui n’épargne aucun camp. De 1975 à 1991, ce petit pays va être la scène d’une immense tragédie dont va profiter Israël; l’Etat sioniste l’envahira en 1982 et en 2006. Deux agressions d’une rare brutalité qui feront des milliers de morts et détruiront les infrastructures les plus importantes.
Mais le Liban a été un laboratoire. Ce qui suivra est bien pire.
Pour comprendre cet état préparant ce que Maalouf appelle «naufrage», il faut remonter à l’après-guerre et l’arrivée au pouvoir à partir des années cinquante de jeunes officiers décidés à en finir avec les monarchies et les régimes préfabriqués par les Anglais et les Français. «Le naufrage», nous dit Maalouf, est une métaphore. Mais ses prémisses sont des réalités. Il y a d’abord la «démonétisation» des idéaux et des valeurs morales qu’un capitalisme rendra inéluctable avec un déchaînement obscène des inégalités.
Amin Maalouf date le début du désastre au 12 février 1949, jour où Hassan al Banna, le fondateur des Frères musulmans, est assassiné au Caire. Cet acte répond à l’assassinat, le 28 décembre, du Premier ministre égyptien Nokrachi Pacha par un Frère musulman.
A partir de là, la porte est ouverte pour l’instauration de dictatures militaires dont la plus importante est celle de Nasser, qui n’hésitera pas à faire condamner à mort l’autre chef spirituel des Frères musulmans, Sayyid Qutb, qui sera pendu le 29 août 1966.
Depuis l’islamisme va se répandre en Egypte et dans la plupart des pays musulmans. La révolution iranienne va le propulser sur la scène politique mondiale et donner naissance à des groupes qui ont opté pour le terrorisme.
Amin Maalouf, tout en racontant l’histoire de sa propre famille, nous dit combien l’expulsion, ou, pour être plus précis, le départ involontaire des juifs et des chrétiens orthodoxes d’Egypte, a été le début de la fin des années de coexistence entre l’islam et les autres religions. Il cite le cas historique de Nelson Mandela qui, une fois libéré et élu président de l’Afrique du Sud ne s’est pas «vengé» des Afrikaners blancs et les a même rassurés sur leur avenir. La sagesse d’un Mandela a manqué aux dirigeants arabes. D’où une guerre froide entre communautés qui fera partir beaucoup de monde vers l’Europe et l’Amérique.
Aujourd’hui, plus que jamais, la haine est de retour. Certains la datent du 5 juin 1967, jour de la «Catastrophe», la défaite en quelques heures de l’armée égyptienne qui avait sous-estimé la puissance d’Israël. «Les Arabes, écrit Maalouf, n’ont jamais pu prendre leur revanche, jamais pu dépasser le traumatisme de la défaite, et Nasser n’a jamais plus retrouvé sa stature internationale». Israël n’a jamais pu surmonter sa victoire. Le nationalisme arabe a perdu toute sa crédibilité. Amin Maalouf écrit: «C’est le lundi 5 juin qu’est né le désespoir arabe».
Khomeiny, Al Qaeda et quelques égarés feront ce que l’Amérique et Israël espéraient clandestinement: faire du monde arabe un chaos où plus rien ne constitue la moindre menace contre l’Etat hébreu. Seul l’Iran échappe à ce scénario et résiste, malgré les embargos et autres difficultés. Et c’est l’Iran qui arme et finance au Liban le Hezbollah, véritable armée, peut-être plus importante que l’armée libanaise officielle.
Henry Kissinger avait écrit au début des années quatre-vingt un article resté fameux, où il dessinait la carte idéale du Proche-Orient: un monde arabe qui se déchire, se disperse et meurt par ses propres erreurs et divagations. Le résultat dépasse toutes les prévisions. Le naufrage n’est pas celui des civilisations, mais celui d’une civilisation, celle qui avait constitué et doté le monde arabe de valeurs et de lumières.
Amin Maalouf nous démontre qu’il «existe un lien de cause à effet entre le naufrage de “son“ Levant natal et celui des autres civilisations».
Car si une civilisation se noie, elle emporte forcément avec elle une part non négligeable des autres civilisations. L’état du monde actuel est assez alarmant et les périls menacent la paix de toute la planète.