L’affaire Zemmour-Hapsatou n’est qu’un épiphénomène qui cache un malaise profond et récurrent.
Notre ami, le regretté Abdelkébir Khatibi avait consacré en 1974 un essai remarquable à la question de l’identité : «La blessure du nom propre». Bien avant que des polémiques surgissent en France autour de ce concept, Khatibi avait pointé du doigt ce que le nom peut suggérer et comment il définit l’être sans pour autant l’enfermer dans un territoire d’exil ou de solitude. Dans une certaine mesure, le nom est sacré. Le contester, c’est blesser, c’est insulter. C’est ce qu’a fait Eric Zemmour la semaine dernière, dans une émission de télé française assez populaire.
L’affaire Zemmour-Hapsatou n’est qu’un épiphénomène qui cache un malaise profond et récurrent. Si cette jeune Française d’origine sénégalaise, née en France, s’était appelée Corinne comme Zemmour le lui a suggéré, il n’y aurait pas eu de polémique.
Ce n’est pas aussi simple que cela. Ce qui gêne Zemmour et ses nombreux adeptes (ses livres rencontrent un succès énorme), ce n’est pas le joli prénom, c’est la couleur noire de Hapsatou. C’est ce qu’il ne supporte pas, car il pense qu’un Français doit être blanc.
A l’époque de la Première Guerre mondiale, quand la France se battait dans les tranchées, ceux qu’on envoyait en première ligne étaient des Sénégalais. Ils étaient au nombre de 134 000. Ces soldats courageux avaient sacrifié leur vie pour une France qui était dans une situation difficile. La couleur noire de leur peau ne posait pas de problème. L’armée n’a pas tellement été reconnaissante. On imagine aisément que des officiers devaient considérer que le noir était moins homme que le blanc, donc pouvait mourir à la place d’un Français tout blanc. N’oublions pas que c’était l’époque où la ségrégation sévissait en Amérique, et que la France n’avait pas reconnu la dignité de ces tirailleurs africains qui se battaient dans ses rangs. C’était il y a longtemps.
Revenons aux noms et prénoms. On peut en changer pour de multiples raisons. Des juifs avaient changé leur nom pour échapper aux rafles nazies et aux dénonciations. Mais en temps de paix, on peut changer son nom pour des raisons commerciales.
Jean-Philippe Smet n’aurait peut-être pas eu la carrière qu’il a connue s’il avait gardé son nom belge. Or lui, comme son copain Claude Moine, ont américanisé leur nom parce qu’à l’époque (celle des années soixante) la fascination de l’Amérique faisait des ravages dans les milieux de la jeunesse européenne. Smet est devenu Johnny Halliday et Claude Moine, Eddy Mitchell. Deux chanteurs qui ont marqué plusieurs générations au point que Johnny a eu droit à des funérailles nationales.
Il en est de même pour le cinéaste italien Sergio Leone qui, avant d’être reconnu et apprécié par les cinéphiles du monde entier, se faisait appeler Robertson et américanisait les noms de ses acteurs et techniciens. Cependant, lorsque le grand cinéaste allemand, Fritz Lang, a dû fuir son pays natal qui s’apprêtait à déclencher la Seconde Guerre mondiale et à massacrer les juifs, il n’a pas changé son nom en arrivant dans les studios hollywoodiens. Il a réalisé des chefs d’œuvre en Allemagne (M le Maudit, Metropolis, etc.) et a poursuivi sa carrière en Amérique, allant jusqu’à faire un western avec Marlène Dietrich ! Ses films américains sont aussi passionnants que ceux tournés dans son pays natal (L’invraisemblable vérité, Fury, etc.) et il a gardé jusqu’au bout son vrai nom.
Ainsi plusieurs cas de figure prouvent que ce qu’il y a derrière la polémique créée par Zemmour, c’est du racisme le plus courant, le plus stupide et le plus abject. Le même Zemmour a hurlé un jour à la télé devant une autre femme à la peau noire, lui disant qu’elle était de race noire, insinuant qu’elle ne pouvait prétendre à être à cent pour cent Française !
C’était l’époque où une femme politique de la droite française, Nadine Morano, affirmait à la télé que la France était une société blanche et catholique. Le reste ne peut pas être français !
Alexandre Benalla, le héros médiatique de cet été, avait francisé son prénom et enlevé le «h» à la fin de son nom (Allah, ça peut faire peur !). Cela n’a pas empêché des journalistes d’aller fouiller dans son passé et découvrir que son vrai prénom est Marouane. La théorie de Zemmour ne tient pas. On peut parfaitement s’intégrer et se sentir profondément français en portant un nom difficile à prononcer.
L’intégration n’est pas une affaire de nom, c’est la volonté impérieuse de vouloir faire partie du paysage humain de la société où l’on vit, où on travaille, et où on fait des projets. Le reste n’est que bavardage raciste de la pire espèce.