Le géologue Abderrazak El Albani livre les détails du «Pompéi marin» découvert au Maroc

Le géologue marocain Abderrazak El Albani.

EntretienLe géologue marocain Abderrazak El Albani, professeur chercheur à l’Université de Poitiers, en France, est derrière la découverte d’un «Pompéi marin» datant de 515 millions d’années dans la région de Aït Youb près de Taroudant. Dans cet entretien, il nous livre les détails de cette révélation paléontologique majeure.

Le 16/07/2024 à 20h10

Le géologue marocain Abderrazak El Albani s’intéresse depuis toujours aux origines de la vie, à l’émergence des organismes multicellulaires ou encore à l’histoire de l’évolution. Il est derrière la découverte de trilobites pétrifiés dans de la cendre, dans la formation géologique de Tatlet à Aït Youb, dans la région de Souss-Massa-Drâa. Publiée par le prestigieux magazine Science, sa recherche est l’aboutissement d’une collaboration internationale et transversale, mettant en valeur le patrimoine géologique exceptionnel marocain.

Le360: Vous avez découvert un écosystème marin qui date de 515 millions d’années. Racontez-nous l’histoire de ce travail?

Abderrazak El Albani: Un premier échantillon a été trouvé, par hasard, en 2015. Il m’a été confié en 2016 à travers les collaborations que nous avons avec l’Université de Poitiers en France et l’Université Cadi Ayyad de Marrakech. L’objectif que je me suis fixé était de mener une étude pluridisciplinaire détaillée et complète afin de mieux comprendre le contenu et le vécu de cet échantillon. Sans cela, l’histoire resterait incomplète, voire sans réponse. Depuis 2016, du temps s’est écoulé, mais c’est le temps que nécessite toute recherche. Dans ce domaine, le travail sérieux prend du temps.

À cette époque, cet échantillon n’avait pas une importance capitale, avant que les analyses ne soient effectuées. On ne pouvait pas avancer aucune hypothèse tant que ce travail n’avait pas été mené. La seule description macroscopique basée sur la morphologie ne permet pas de dire grand-chose. Pour la petite histoire, en 2017, une autre équipe avait publié un premier article, mais ils se sont basés uniquement sur les critères morphologiques, sans aucun diagnostic précis et sans entrer dans les détails. Par conséquent, les interprétations présentées dans cette publication étaient fausses, plus particulièrement à propos de l’identification de l’espèce, mais aussi de la nature de la roche. Personne ne savait alors qu’il s’agissait de cendres volcaniques, et encore moins de trilobites.

«Il n’est pas très commun de trouver des organismes datant de 515 millions d’années fossilisés dans des cendres volcaniques.»

—  Abderrazak El Albani, géologue.

Lorsque j’ai récupéré l’échantillon, j’ai entamé des analyses de pointe, notamment par microtomographie aux rayons X à l’Université de Poitiers. Nous avons obtenu de belles images en trois dimensions. On y apercevait des détails morphologiques laissant penser que l’objet est en très bon état de conservation. J’ai alors décidé d’aller plus loin dans le détail, en analysant la composition chimique et minéralogique de la roche entourant le spécimen.

À ma grande surprise, je me suis rendu compte qu’il s’agissait bien de cendres volcaniques. C’était le déclic pour aller plus loin dans le diagnostic. En concertation avec mon équipe et de manière collégiale, j’ai enclenché l’accélérateur en décidant de monter un consortium international composé de chercheurs spécialisés de très haut niveau au Maroc (Université Cadi Ayyad), en France (Poitiers et Lille), en Australie, en Angleterre ou encore aux États-Unis. En même temps, j’ai commencé à programmer plusieurs missions de terrain, qui nous ont permis d’extraire trois nouveaux spécimens en excellent état de préservation. Au retour au laboratoire, nous avons effectué toutes les analyses nécessaires, car il n’est pas très commun de trouver des organismes datant de 515 millions d’années fossilisés dans des cendres volcaniques.

«Pour faire simple et pour pouvoir se faire une image, les organismes découverts sont comparables à des crevettes.»

—  Abderrazak El Albani, géologue.

C’est un travail d’équipe, transversal et pluridisciplinaire, impliquant une quinzaine de chercheurs, dont bien entendu des Marocains. J’ai dirigé ce consortium avec un immense plaisir et en travaillant en étroite collaboration avec des collègues australiens, américains, anglais, français et des collègues de l’université Cadi Ayyad de Marrakech.

L’échantillon analysé a révélé qu’une communauté de trilobites a été pétrifiée dans de la cendre il y a 515 millions d’années. Que cache ce terme «barbare» ?

Ce sont des organismes qu’on appelle trilobites. Dans le cas présent, ce sont des arthropodes, de petites tailles (environ 2,5 centimètres) possédant plusieurs petites pattes. Pour faire simple et pour permettre à vos lectures de se faire une image, on pourrait les comparer à des «crevettes». Ils ont des antennes, un tube digestif, un estomac et des branchies qui leur permettent de respirer sous l’eau. On a observé également des petits mollusques (coquilles de bivalves) appelés brachiopodes de tailles millimétriques fixés sur leur carapace céphalique et autour de leur bouche. Un des points les plus impressionnants jamais vus au monde est la conservation d’une lèvre supérieure.

Quelle est la durée qui a été consacrée à cette recherche ?

Le travail s’est étalé sur huit longues années. Lorsque j’ai pris le projet en main, en 2016, j’ai commencé à monter une équipe internationale. Nous avons démarré doucement, mais l’accélérateur a été donné en 2018, lorsque j’ai détecté qu’il s’agissait bien de cendres volcaniques.

«Ce sont mes propres projets qui m’ont permis de financer cette recherche. Pour vous donner une estimation, nous ne sommes pas loin des 60.000 euros tout compris.»

—  Abderrazak El Albani, géologue.

C’est une recherche bien étoffée et bien documentée qui a été réalisée par des chercheurs de renommée mondiale, des techniciens, des chercheurs, des ingénieurs, des doctorants… marocains et étrangers. C’est une recherche très pointue et nous avons investi beaucoup de temps et beaucoup de moyens. Heureusement, les résultats sont au rendez-vous.

Quels moyens financiers ont été mobilisés pour réaliser cette recherche?

Toutes les analyses réalisées qui ont été réalisées sont payantes et parfois coûteuses. Ce sont mes propres projets de recherche que je gère à l’Université de Poitiers qui m’ont permis de financer cette recherche. Pour vous donner une estimation, nous ne sommes pas loin des 60.000 euros tout compris.

Le plus gros pourvoyeur de fonds est la France, mais il y a également une contribution de l’Académie Hassan II des sciences et techniques. Je tiens à remercier les organismes qui nous ont aidés à financer ce travail de recherche, car sans ces financements, rien n’aurait été possible.

Quelles sont les spécificités du lieu où ces échantillons ont été trouvés?

Les échantillons ont été trouvés à Aït Youb, dans la région de Souss-Massa. C’est à deux heures de Taroudant vers l’est, et à une heure de Ouled Berhil. C’est une zone où se sont arrêtées des dizaines et des dizaines de géologues. Elle est très connue pour la géologie de roche de 500 à 510 millions d’années. Je propose que les autorités marocaines protègent ce site paléontologique. Autrement, il risque de disparaître.

Qu’est-ce qui a été le plus impressionnant dans les résultats de cette recherche ?

Le plus impressionnant dans le processus, ce sont les résultats d’identification en 3D que nous avons obtenus grâce à la microtomographie, mais également à la nature de la roche dans laquelle on trouve ces spécimens. On voit le tube digestif, l’estomac, une lèvre… on voit des choses que personne n’a jamais observées dans les registres paléontologiques du monde entier pour ce type de fossiles.

«Avec cette découverte, Aït Youb est devenu un site paléontologique d’importance mondiale. Il mérite d’être protégé.»

—  Abderrazak El Albani, géologue.

Maintenant, nous devons tenter de comprendre pourquoi. L’étude que nous avons menée nous a permis de savoir dans quelles conditions il est possible d’avoir ce type de préservation. Pour résumer, le gros travail de laboratoire nous a beaucoup aidés à identifier les cendres volcaniques. Le détail en 3D est une première. Et tous les collègues ont apporté leur contribution.

Jusqu’à quel point les résultats de cette recherche ont pu révéler qu’il y a 515 millions d’années, une population marine a été décimée par un volcan ?

Il y a 250 millions d’années, l’activité volcanique avait décimé 95 à 90% des espèces sur terre. Dans le cas présent, à Aït Youb, les arthropodes qui vivaient dans l’eau de mer ont été tués et en même temps très bien préservés. C’est identique à Pompéi, le volcan a tué les Romains, mais on a retrouvé leur empreinte en trois dimensions. Tout comme à Aït Youb, les populations romaines ont été prises par surprise. C’est comme si vous aviez pris une photo 3D, il y a des millénaires. Nous avons ici une fenêtre exceptionnelle sur l’histoire de la vie qui date de 515 millions d’années. Et je le répète, avec cette découverte, Aït Youb est devenu un site paléontologique d’importance mondiale. Il mérite d’être protégé.

Par Qods Chabâa
Le 16/07/2024 à 20h10