«Il ne suffit pas d’être un homme pour avancer, il faut être tous les hommes.» On ne saurait nier que Kebir Mustapha Ammi exprime ce qu’intuitivement ressent tout lecteur se laissant emporter par un récit qui s’étale et grouille, animé de mouvements organiques plus proches du réel. Une constante chez cet écrivain qui se projette dans ses personnages. On a l’impression d’avoir connu certains d’eux. Ils réfèrent à d’autres romans avertis.
Tel est donc l’aspect qui nous paraît précéder toute note de lecture. «Le Coiffeur aux mains rouges», roman qui vient de paraître (éd. Elyzad), est un écrit d’une remarquable facture, dont le titre garde une belle ambiguïté. Les péripéties sont rondement et soigneusement menées par une plume alerte qui entraîne peu à peu la conviction. Côté formel, notons qu’il adopte deux structures: l’une ouverte et l’autre fermée. Ces deux formes correspondent à deux récits en vases communicants, deux réalités rivales entre lesquelles l’oeuvre a entrepris son trajet. Venu d’un autre royaume, le personnage principal, portant la marque d’une étrangeté particulière, se prépare pour accomplir l’acte dément ou criminel.
C’est un plan à tiroirs qui laisse échapper un bon sujet pour qui se soucie d’écrire une Histoire renouvelée. Entendons, pour qui ne veut pas réécrire la guerre d’Algérie axée sur la rente mémorielle. Là vit, prospère, une espèce mercantile, et de cette espèce la bêtise et la haine demeurent étales. L’on apprend que des hommes «avaient oublié qu’ils étaient des hommes et s’étaient rendus coupables de crimes abominables que rien ne peut justifier» (p. 38). Cette histoire tragique est émaillée par deux meurtres, l’un en France, l’autre en Algérie, que le narrateur entend élucider. L’idée se retrouve implicitement dans l’intention de rattraper le personnage principal, nommé Lakhdar, et chercher le moyen de l’atteindre selon une trajectoire irréversible où un destin tente de s’inscrire -à contre-course- en préférant la sournoiserie.
Dès le début du livre, le drame couve. L’énergumène est suspecté d’un crime à Chatenay. La rencontre avec lui eut lieu après une longue et laborieuse traque, précisément à Arcueil, une commune en région Île-de-France où le suspect s’était retiré, quitte de devoirs et délié de tout remords, voire de tout acte qu’il préparerait. Il n’est de brutal dans cette oeuvre que les actes et les conduites qui dévorent les âmes et les corps. Il n’y a que l’avant et l’après, le meurtre et la conversion, le rachat et parfois le pardon.
Lakhdar, sosie d’un jeune maquisard assassiné, séduit Madame Robitaille qui retrouve en lui quelques traits de son fiancé. On n’en finit pas de relever des parallélismes, si exacts et constants que le roman finit par paraître un miroir où l’Algérie se mire dans la métropole. Parce qu’ils sont l’une et l’autre deux visages de Lakhdar. Le narrateur découvre les liens qui unissent cet homme à Madame Robitaille, qui s’était opposée à la guerre, prit cause et fait pour l’indépendance algérienne, à ses yeux une cause concrète et juste. Elle connut l’amour auprès d’un jeune Algérien. La guerre les sépare. Le jeune homme paya le prix fort pour avoir pris le maquis. Rapatriée d’Algérie, Madame Robitaille s’était d’abord installée dans le sud de la France. Elle apprit par la presse la fin tragique de son fiancé, mutilé de la plus horrible manière avant de recevoir le coup de grâce par un membre de l’OAS.

Madame Robitaille témoigne pour le ciel et la terre de son humanité et de sa fraternité, qui revêtent une valeur exemplaire. Elle vécut sans la moindre aigreur. Jamais l’homme ne verra de semblable. Sexagénaire, établie à Chatenay, son passé sort de l’ombre. La boucle est bouclée. Elle ignorait qu’elle était dans le viseur d’un sournois. Tout est bouleversé au regard d’un enquêteur qui nous impose ici, par le détour d’une féroce brutalité que l’écriture encadre d’une fluidité surprenante, une réalité amère, baignant dans un mystère dont le discours romanesque se nourrit.
D’autres personnages sortent de la pénombre dans la suite projetée du drame. On n’invente pas des noms pareils. Tout d’abord M. Dubonrepère, un défenseur des étrangers qui aurait fasciné Lakhdar, la famille Maillard qui l’avait engagé à leur service, grâce à l’entremise de Madame Robitaille. Partagé entre ces divers personnages, auxquels il est tenté tour à tour d’apporter la bonne parole, il était loin de savoir que Madame Maillard avait des visées sur lui. Elle le met dans une position inconfortable: le sacrifice ou la fidélité. La vie faite de contraintes nous réserve parfois des surprises. Lakhdar ne céda point aux propositions de la cynique et sensuelle Madame Maillard.
La vision que nous pouvons avoir de cette oeuvre dans sa totalité serait incomplète si nous laissions de côté ce qui fait la beauté déchirante de l’enquête menée par un journaliste qui prend congé de sa gazette afin de s’occuper de cette affaire avec une totale liberté. Il avance et corrige, débroussaille les carnets de Madame Robitaille, les mémoires de M. Dubonrepère et les notes prises avec une acuité qui en appelle aux méthodes détournées du reportage ou des témoignages parallèles. Il est symptomatique que l’auteur ait ressenti le besoin de reculer dans le temps, jusqu’à Alger, et qu’il se soit exclusivement tourné vers des motifs qui découlent de la trame de la guerre d’Algérie dont il entrecroise avec adresse les fils d’une intrigue scabreuse: la mort du jeune fiancé, celle de Madame Robitaille, la tête tranchée et mise au frigo de M. Dubonrepère, la disparition troublante de la famille Maillard, la mort du vieux coiffeur. Le narrateur laisse au lecteur le soin de faire la lumière sur les circonstances de cette affaire par des prolongements souterrains qui donnent la clé du comportement de tous les personnages et, plus encore, font surgir des limbes un Lakhdar affublé de masques qui ne lui permettent que de changer de rôle.
Dans ce roman qui oscille entre deux pôles, il y a des portraits bien venus -par la vigueur, la sûreté, l’alacrité du trait-, mais aussi des crimes, des vilenies, des déchirements, toute la dureté du réel servie par une construction romanesque qui se tient fort bien. Le livre, écrit de façon vivante, est d’une lecture fluide. Néanmoins, son intérêt mérite que l’on passe sur le couplet violence contre vengeance. D’ailleurs, en ses cheminements ouverts ou secrets, Kebir Mustapha Ammi n’inhume ce passé de blessures et ne prend à contre-pied la mémoire que pour tourner cette page coloniale douloureuse en choisissant l’apaisement. Ce n’est qu’après que cet apaisement soit fait que nous nous trouverons naturellement en jonction les uns les autres, réconciliés avec la vie humaine.
«Le coiffeur aux mains rouges», de Kebir Mustapha Ammi. Éditions Elyzad, 2025, 160 p. Prix public en France: 16,50 euros. Bientôt disponible au Maroc.
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