Par-delà les conventions, les lettres ont un sens qui revêt des dimensions ésotériques, mystiques, numérologiques, philosophiques, psychanalytiques… mais dont l’exploration reste une pure spéculation nous invitant à l’humilité devant les mystères de la création…
Parmi les lettres qui ont fait couler beaucoup d’encre se trouve le Noun, significatif dans la Sourate « Al-Qalame » qu’il inaugure:
ن وَالْقَلَمِ وَمَا يَسْطُرُونَ
«Noun. Par le calame et ce qu’ils tracent!».
En araméen, en assyrien, comme en chaldéen, le mot Noun définit le poisson, bien que la lettre ait dans les alphabets anciens la forme d’un serpent.
Cette figure du serpent (probablement d’eau) se retrouve dans les caractères protosinaïtiques représentant la lettre, de même que dans l’alphabet phénicien qui semble en découler, ancêtre lui-même, entre autres alphabets, de l’hébreu, du grec et du latin, donnant pour la lettre en question, respectivement l’appellation Noun, Nu et N.
L’homonymie nous conduit naturellement vers la mythologie égyptienne ancienne dans laquelle le Noun (dit aussi Nou) était une notion fondamentale, liée à la création du monde conçue comme une émergence de l’océan primordial précédant l’existence, avant le retour des abîmes chaotiques, puis la naissance d’un nouveau cycle.
Le lien de Noun aux poissons se confirme étrangement dans la mythologie assyrienne avec le dieu-poisson Ninus époux de Sémiramis, tous deux fondateurs légendaires de Ninive sur la rive du Tigre, et dont le mythe fut popularisé dans le monde grec par le médecin Ctésias de Cnide avec d’autres ajouts et ornements!
Que dire des Chaldéens en Mésopotamie antique avec la créature amphibienne, mi-homme mi-poisson, appelée Oannès, citée dès le IIIe siècle av. J.C. par le prêtre Bérose le Chaldéen dans son Babylõniaká (Histoire de Babylone).
Si la fable d’Oannès fut interprétée par quelques érudits tel Charles-François Dupuis par le moyen de l’astronomie, d’autres, à l’instar de l’abbé Le Franc, n’y voient ni plus ni moins qu’un «travestissement de l’histoire du prophète Jonas, envoyé par Dieu pour annoncer la pénitence à Ninive».
Signe de Jonas, le poisson fut par ailleurs, dès le premier siècle de l’ère commune, un des premiers emblèmes des chrétiens.
«Au temps de la persécution romaine et de la vie clandestine dans les catacombes, c’était un signe de connivence, de complicité, de ralliement, facile à dessiner discrètement n’importe où», écrit le docteur en linguistique Olivier Cair-Hélion dans son livre, Les animaux de la Bible.
Dans beaucoup de croyances, le poisson est associé depuis des temps immémoriaux aux sauveurs du monde, tel Vishnu, le rédempteur hindou dont c’est le premier avatar.
Synonyme d’abondance dans l’Évangile, il est aussi emblème de Jésus avec le symbole de l’ichthus, dérivé du mot grec désignant le poisson et renfermant toutes les premières lettres de la profession de foi chrétienne associée au Christ.
Si le symbole du poisson était un code pour les premiers chrétiens, le Noun transcrit en arabe fut accolé beaucoup plus récemment aux chrétiens d’Orient, appelés en arabe Nasrâni (Nazaréens), soit de Nazareth, patrie de Jésus.
Cette lettre est devenue, en effet, un signe de ralliement et une marque de soutien sur les réseaux sociaux, depuis la persécution des chrétiens d’Orient par les mouvements terroristes qui la placardaient sur les habitations des résidents de Mossoul en préparation d’actes de pillage et de violences. Un logo repris par ailleurs par quelques groupuscules pour des visées nationalistes ou identitaires…
Dans les dictionnaires de langue arabe, Noun est associé au poisson, synonyme d’al-Hout, identifié à la baleine ou au cachalot.
D’où l’appellation donnée dans le Coran à Sidna Younès surnommé «Dhou-Noun».
Dans le périple de Jonas, les entrailles du poisson deviennent le lieu par excellence de profondes transformations intérieures, annonçant fondamentalement la renaissance et le passage à un autre état d’existence.
Certains commentateurs musulmans, inspirés probablement de vieux mythes sabéens, ont échafaudé des théories des plus surréalistes concernant le rôle de la baleine (accolée à la lettre Noun) dans la conception du monde.
De par sa forme de demi-cercle surplombé d’un point, la lettre (autant que la baleine!) est identifiée à l’arche de manière générale permettant le voyage physique ou initiatique.
Illustration avec l’arche de Noé navigant sur les eaux avec les symboles associés relatifs au renouveau.
Quelques exégètes assimilent également la lettre Noun à l’encrier en référence à sa forme et à la Sourate portant le nom Le Calame, qui est l’instrument par lequel Dieu a enseigné à l’Homme ce qu’il ignorait.
Quant au Noun, le philosophe mystique Muhyiddîn Ibn Arabi en dit dans son Livre du Mîm, du Wâw et du Nûn qui met en lumière le caractère primordial de la science des lettres (traduit et présenté par Charles-André Gilis): «Le nûn initial est traditionnellement considéré comme une désignation de l’Encrier qui contient l’encre principielle au moyen de laquelle le Calame trace distinctement les lettres de l’écriture».
En son centre, se trouve le point, germe de la manifestation et allégorie de l’œuf cosmique prêt à éclore…