«La seule fois où j'entends le tic-tac de l'horloge, c'est quand tu n'es pas là. Le son ne fait qu'écho au vide que je ressens. La femme qui s'en va est une arme à double tranchant. La joie et le chagrin marchent vers le clair de lune et se séparent. Je me tiens entre eux, ne sachant lequel suivre. Seul le temps me montrera le chemin.»
Dans une introduction d’une haletante mélancolie, Darren Patrick Clancy nous invite à la contemplation d’une profonde solitude (A very solitary situation), dans cette nouvelle où il semble maîtriser tous les styles, la prose poétique, la narration, la description, le dialogue. Profonde solitude d’un homme qui erre après le départ de sa femme, vacille entre la lumière de l’espoir et le gouffre du chagrin. La plume, admirable, se fait soudain enlevée, après ces premières phrases d’une douleur lancinante, quand le narrateur tente de perdre sa douleur en trouvant des avantages à cette cruelle absence. Plus de culottes ni de tampons qui traînent dans la salle de bain, et tout le temps de déguster du bon vin, de vivre sans avoir à craindre mimiques et grimaces dégoûtées de Sheila. Mais, étrangement, et là réside toute la subtilité de l’auteur, la douleur de Jack se fait plus prenante, plus prégnante, dans ces moments où il tente de tromper la plus insoutenable des absences, celle qui nous rappelle au temps dont on n’entendait plus le tic-tac, celle, «à double tranchant», de la femme qui s’en va, la femme qu’on aime.
C’est Noël. Et Jack et Sheila n’ont jamais passé un Noël séparés. Aussi, quand on sonne à sa porte, Jack sent-il son cœur s’emballer. Il se précipite pour ouvrir. Serait-elle revenue? Le cœur du lecteur, à ce moment intense de l’histoire, s’emballe aussi au rythme des mots qui montent et s’abattent soudain comme un couperet. A la porte, son amie Jennifer. Belle, joyeuse, de plus en plus aguicheuse au fil d’un dialogue léger, plein d’humour et tragique à la fois, les pensées du narrateur venant entrecouper les échanges entre les deux amis. Les pensées de Jack, qui se dit qu’il aurait aimé avoir cette complicité-là avec Sheila. Mais, peu à peu, la conversation prend une autre tournure et le ton monte. Jennifer tente de séduire Jack, lui disant qu’ils étaient plus que des amis. Mais lui n’a de pensée que pour Sheila. Même si la beauté de Jennifer l’enivre, c’est à Sheila qu’il pense, et les battements de son cœur sont là pour le lui rappeler. Une amitié se brise dans des éclats de voix. La porte claque. Jack retourne à sa solitude.
Jack retourne à sa solitude. Jack qui attend. Les jours passent. Arrive le jour de l’an. Pas un mot, pas un coup de fil de Sheila. L’attente est insoutenable et Jack décide d’aller à la recherche de sa femme. Peut-être est-elle chez sa mère? Cette belle-mère qui le «détestait au point que sa femme ne lui demandait même plus de l’accompagner quand elle lui rendait visite»? Cette belle-mère qui avait été si «déçue de le voir échapper à sa langue vicieuse», cette «langue qui pourrait vous trancher comme un concombre?». L’imagination du lecteur se laisse porter au fil des mots. Mais à peine Jack avait-il passer le seuil de la porte qu’il se heurtait déjà, comme le lecteur, à une brutale désillusion. Celle d’une lettre portée par le postier. Une lettre d’adieu. Il reconnaît l’écriture de Sheila qui y dit toute sa déception, son indignation. Elle avait tant supporté. Supporté sans mot dire sa relation tendancieuse avec Jennifer.
«La tentation peut détruire un homme comme elle m'avait détruit. La luxure ne fait que vous distraire de l'amour dont vous rêvez. J'ai appris cela trop tard et je me suis résigné à la solitude, loin de la seule femme qu’il m’ait été donné d’aimer. Elle était partie pour toujours et j'ai accepté de m’infliger une vie d’isolement. Je méritais ce qui m'arrivait, je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Et réaliser son dernier souhait en la laissant partir.» La nouvelle s’achève sur ces notes, tristes et pleines de culpabilité. Les notes du deuil et de la renonciation. Pourtant, Jack avait bien dit à Jennifer qu’il ne pourrait jamais l’aimer que comme une amie. Le texte se referme comme un claquement de porte. Le même qui avait claqué au nez d’une amitié. Une porte derrière laquelle le lecteur reste pensif, esseulé, comme Jack, des millions de questions tournoyant dans sa tête.