A Tanger Med, on ne badine plus avec les autorisations de Transport international routier (TIR). Depuis le mardi 27 octobre dernier, un nouveau dispositif est mis en place par l’autorité portuaire pour mieux contrôler les transporteurs espagnols. Ces derniers utilisent généralement des semi-remorques isolées (engins sans moteur embarqués dans les navires) qui une fois arrivés à bon port sont tractés par des engins appartenant à des sociétés de droit marocain (mais à capitaux espagnols), avec lesquelles ils entretiennent des contrats de coopération.
Sauf que jusque-là, la copie de ce contrat était rarement présentée en cas de contrôle. «Débordés par le flux des semi-remorques à gérer tous les jours, les transitaires prétendent avoir du mal à préserver les documents originaux», explique ce freight forwarder, très au fait des rouages de la chaîne logistique portuaire. Et d’ajouter: «les autorités marocaines ont longtemps fermé les yeux en facilitant l’accès de ces semi-remorques au territoire marocain, sur simple présentation de copie de carte grise.»
A défaut de contrat de coopération validé par les administrations des deux pays, le transporteur espagnol sera obligé de mobiliser tout l’ensemble roulant: tracteur et semi-remorque. Par conséquent, il sera comptabilisé dans le contingent des autorisations (MA) délivrées par les autorités marocaines, alors que la récupération d’une semi-remorque n’est pas incluse dans le quota comme le prévoit l’accord bilatéral signé entre les deux pays en 2012. «Appliquer à la lettre les dispositions de cet accord sera de nature à régler un dysfonctionnement qui n’a que trop duré», commente Abdelilah Hifdi, président de la Fédération du transport, affiliée à la CGEM. «Le durcissement du contrôle aura le mérite de permettre d’équilibrer le contingent des autorisations consommées de part et d’autre», ajoute-t-il.
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Chaque année, en effet, une commission maroco-espagnole, regroupant opérateurs et administrations, se réunit pour fixer un contingent d’autorisations bilatérales. La dernière réunion en date remonte à juin 2019, à l’issue de laquelle le Maroc et l’Espagne se sont mis d’accord sur un quota de 85.000 autorisations «MA» et «E» au titre de l’année 2020. Jusqu’en 2019, les seuils fixés dans le cadre de ce système de quotas n’ont jamais suffi pour répondre aux besoins du pavillon TIR marocain. Le Royaume devait chaque fois revenir à la charge pour demander aux Espagnols une rallonge d’autorisations. Le procès-verbal de la commission mixte, réunie en juin 2019, révèle que le Maroc a pu décrocher un supplément de 5.000 alors qu’il avait demandé le double.
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Deux facteurs expliquent l’épuisement du contingent des autorisations espagnoles «E», sésame d’entrée pour les transporteurs marocains. D’une part, la croissance remarquable de la flotte du Royaume: l’activité attire de plus en plus d’investisseurs qui, face à la prédominance de l’informel dans le transport intérieur de marchandises, se tournent vers le TIR. D’autre part, les Marocains consomment 70% des autorisations «E» rien qu’en traversant le territoire espagnol en direction d’autres pays européens (France, Italie, Portugal, Allemagne, Angleterre, pays scandinaves, etc.).
Pour remédier à ce déséquilibre, les opérateurs marocains ne cessent de réclamer un contingent d’autorisations spécifiques, dédiées au transit, à ne pas confondre avec les autorisations classiques qui donnent lieu à des échanges commerciaux réels. Ce schéma, basé sur des quotas prédéfinis, on le retrouve d’ailleurs dans d’autres accords bilatéraux liant le Maroc à la France, à l’Italie ainsi qu'à d’autres pays. «Je ne comprends pas pourquoi on nous refuse un contingent spécial pour le transit. Les Espagnols veulent nous maintenir dans une situation de dépendance vis-à-vis de leur administration», s’insurge Abdelilah Hifdi, président du groupe CGEM à la Chambre des conseillers.
La décision de renforcer le contrôle d’accès des semi-remorques espagnoles au territoire marocain ressemble par ailleurs à une riposte non déclarée à la «franchise carburant», nouvellement imposée par l’Espagne aux routiers marocains. Celle-ci s’est traduite par une intensification des verbalisations à l’encontre des routiers qui dépassent la limite de 200 litres de gasoil «marocain» dans le réservoir.
Le 19 octobre dernier, l’Association marocaine des exportateurs (Asmex) a envoyé une lettre aux ministres de l’Equipement et du transport, Abdelkader Amara, et à son collègue au gouvernement, le ministre de l’Industrie et du commerce, Moulay Hafid Elalamy, en leur demandant d’intervenir auprès des autorités espagnoles afin de suspendre l’application de cette mesure qui nuirait à la compétitivité des exportations marocaines.
Désormais, le durcissement du contrôle au poste-frontière de Tanger Med aura un impact direct sur la compétitivité de la flotte espagnole. Les contrats de coopération délivrés il y a quelques années par les autorités des deux pays sont devenus caducs et devraient être renouvelés. De ce fait, les routiers espagnols seront contraints d’utiliser l’ensemble roulant (tracteur et semi-remorques), ce qui engendre des charges additionnelles liées aux frais de déplacement des conducteurs et au coût du carburant.
Pour s’adapter à la nouvelle donne, les opérateurs espagnols auront besoin d’un peu de temps pour s’organiser, insiste ce patron d’entreprise de transport basée à Tanger. «La phase transitoire sera difficile. Encore faut-il que les autorités marocaines tiennent le coup pour assurer la continuité de ses opérations de contrôle», a-t-il ajouté.
Pour les routiers marocains, le nouveau dispositif de contrôle insaturé à Tanger Med offre l’occasion de réduire le gap de compétitivité qui les sépare de leurs homologues espagnols et qui devrait se creuser davantage avec la «Franchise carburant». En l’absence d’une convention fiscale entre les deux pays, les transporteurs ibériques continueront de bénéficier de certains avantages comparatifs d’ordre fiscal (gasoil professionnel, récupération de la TVA fixée à 20% contre seulement 10% du côté marocain).
Contrairement aux années précédentes, le Maroc n'aura pas besoin cette année de demander une rallonge d'autorisations additionnelles auprès de l'administration espagnole. La crise sanitaire du Covid-19 a eu pour effet de réduire les flux commerciaux. Le contingent négocié au titre de l’année 2020 suffira largement pour répondre aux besoins des opérateurs économiques d'ici fin décembre prochain.
Signe d'une amplification de la tension née dans le sillage de l’annonce de ces nouvelles mesures, la date de la prochaine réunion de la commission mixte maroco-espagnole chargée du TIR n'a à ce jour pas été fixée.
Face à cette situation, des voix s’élèvent pour appeler à un accord global avec l’UE, dédié au TIR, pour en finir avec les complications des accords bilatéraux. Le président de la Fédération du transport, Abdelilah Hifdi, invite à voir du côté de la Conférence européenne des ministres des transports (CEMT), organisation dans laquelle le Maroc siège en tant qu’observateur. Un véhicule muni d'une autorisation CEMT peut réaliser le transport de marchandises entre plus de 43 pays participant au système du contingent multilatéral, dont les États membres de l'UE.
Dans ses discussions avec l’UE, le Maroc est appelé à négocier également la question des retards d’octroi des visas aux conducteurs qui constitue, aux yeux des professionnels marocains, une «protection voilée» du pavillon TIR européen. «Il est primordial d’asseoir les bases d’une concurrence équilibrée entre les opérateurs marocains et européens», soutient Abdelilah Hifdi.