Il est parfois des feuilletons qui, à force de populisme, de «causes» faciles et de déploiement sur les médias et les réseaux sociaux, captent forcément l’attention. Prenez des visages connus, un secteur florissant, une opposition farouche qui use de tous les moyens pour l’emporter et régler ses comptes, anciens comme futurs. Jouez sur la corde sensible du peuple, auquel l’on assure que «l’enfer, c’est les autres» et vous avez le scénario parfait. Celui dont on fait les plus beaux succès de soap-opera. Peu importe que le fond soit insignifiant. Cela «plaît», fait grand buzz, c’est haletant et si cela permet de casser l’ennemi à abattre dans la vraie vie, c’est le Graal absolu.
La polémique, enclenchée depuis près de cinq ans maintenant, sur l’éventualité de l’existence de pratiques anticoncurrentielles entre les majors de la distribution de carburants est la parfaite illustration de ce type de scenarii.
Il y a là de grands acteurs. Comptez dans le lot les mastodontes Shell et Total, mais aussi le marocain Afriquia, propriété d’une des grandes fortunes du Maroc. Si ce n’est pas assez alléchant, ajoutez-y un peu de complot contre le pouvoir d’achat des Marocains et une volonté de domination, et le tour est joué. Rajoutez tous les leviers institutionnels possibles (syndicats, associations de protection des consommateurs, organismes d’arbitrage) pour épicer le tout. Enfin, couronnez l’ensemble par des fuites organisées d’informations confidentielles et de décisions n’étant même pas censées être encore prises. Et c’est tout simplement sensationnel.
C’est en effet ce qui vient de se produire. Fin juin dernier, et on sait avec quelle maestria, «l’information» fait le tour des rédactions et des plateformes des sites d’information et nombre d’entre elles l'ont allègrement relayée. Saisi, le Conseil de la concurrence aurait, in fine, épinglé le Groupement des pétroliers du Maroc et avec eux, des sociétés détenant des stations-service. La pratique anticoncurrentielle serait établie et la sanction serait même prête à être dégainée. Un rapport final en attesterait. Et pour faire pénitence, les opérateurs devraient s’acquitter d’une amende de pas moins de 4 milliards de dirhams, soit l’équivalent de 10% de leurs chiffres d’affaires nationaux cumulés.
Pourtant, la véritable infraction est ailleurs. A savoir dans le non-respect du secret de l’instruction et la divulgation par la presse d’éléments censés être confidentiels. En effet, les délibérations en vue d’une décision du Conseil de la concurrence sont attendues…le mardi 21 juillet. Demain, donc. Officiellement, du moins, rien n’est donc encore tranché.
Le Conseil de la concurrence s’en lave les mains. Dans un communiqué daté du 7 juillet dernier, il «dégage catégoriquement toute responsabilité concernant les informations relatées par certaines sources de presse concernant des éléments du dossier relatif aux éventuelles pratiques anticoncurrentielles sur le marché national des hydrocarbures».
Si les griefs retenus portent effectivement sur l’existence d’une décision d’association d’entreprises et de pratique concertée ainsi que la collecte, l’échange et la diffusion d’informations commerciales sensible, que faire alors de la présomption d’innocence? Le Groupement des pétroliers du Maroc (GPM) et 9 autres sociétés ont effectivement été convoqués, mais ils comptent plaider leurs dossiers, apprend Le360. Et à l’image de tout procès en Justice, ce sera accusation contre défense. Les dés sont donc loin d’être jetés.
Le mal est néanmoins fait et l’impact, tant sur l’image de certaines de nos institutions que sur le climat des affaires au Maroc, est réel.
L’enjeu de cette montée en charge se joue également sur le terrain politique et oppose non pas une corporation professionnelle à une institution constitutionnelle, mais deux formations politiques que tout oppose et qui cherchent toutes deux, mais chacune avec ses armes, la première place aux prochaines législatives.
Tenter de mieux comprendre, c’est faire un grand saut en arrière. Tout a commencé le 1er décembre 2015 avec la suppression de la subvention étatique sur les prix des carburants. Nous sommes alors sous le gouvernement dirigé par Abdelilah Benkirane. Si l’argument principal de ce dernier est d’économiser à l’Etat quelque 80 milliards de dirhams et de combler ainsi le déficit budgétaire, d’aucuns tirent à l’époque la sonnette d’alarme quant à une libéralisation hâtive, voire bâclée et sans garde-fous. Le vent de panique créé par la liquidation entamée de la SAMIR et l’absence d’un organisme de régulation pour gérer au mieux la transition étaient déjà sur toutes les lèvres des observateurs.
Le 15 novembre 2016, c’est la Confédération démocratique du travail qui tire le premier en saisissant le Conseil de la concurrence sur une éventuelle entente sur les prix entre les pétroliers. Le Conseil d’alors se distingue par sa lenteur: il faudra plus de deux ans pour qu'il engage les procédures d'enquête appropriées.
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L’effet puce à l’oreille est cependant au rendez-vous. Entre temps, et comme pour remettre la pression, une commission d’information parlementaire se charge en août 2017 d’enquêter sur les dossiers des hydrocarbures. Précision de taille: la commission est alors présidée par Abdellah Bouanou, ténor du parti Justice et développement, au demeurant, et non moins ennemi juré (et déclaré) du RNI que préside un certain Aziz Akhannouch. Le choix du moment est loin d’être fortuit. Après cinq mois de tractions infructueuses et une incapacité avérée à former un gouvernement après les élections législatives, le secrétaire général du PJD de l’époque, Abdelilah Benkirane, doit céder sa place à la tête du gouvernement à Saâd-Eddine El Othmani. Un vrai camouflet. Le RNI et son président sont donc accusés d’avoir bloqué la machine de formation de l’Exécutif Benkirane et une velléité de vengeance est née.
Le 15 mai 2018, la commission rend sa copie au moment même où se livrait curieusement une véritable guerre sur les réseaux sociaux contre trois grandes marques, deux marocaines et une internationale mais à très fort ancrage local: Centrale Danone, Sidi Ali (Les Eaux d’Oulmès) et la même Afriquia. Le souvenir du fameux mouvement de boycott de ces marques est encore dans bien des mémoires.
La tempête du boycott est passée, mais pas celle de l’attaque orchestrée contre les pétroliers. A peine réactivé, le Conseil de la concurrence se saisit du dossier. Son nouveau président, Driss Guerraoui, organise à partir de décembre 2018 des auditions avec les pétroliers et des gérants des stations-service. Les griefs du conseil sont formalisés et adressés aux pétroliers en mai 2020. Et depuis, l’affaire suit son cours avec, comme précisé, le mardi 21 juillet 2020 comme date pour le rendu de verdict.
Autre fâcheux hasard, les fuites opérées ont lieu bien avant. Censée être confidentielle, l’instruction est à la Une de tous les journaux et sites d’information. Faut-il le rappeler, et plus que les détails des griefs retenus, on y apprend en avant-première la nature des sanctions qui attendent les pétroliers.
Le plus frappant, en analysant le contenu des sorties médiatiques, c’est l’absence de preuves sur lesquelles le Conseil se serait appuyé pour statuer. La campagne médiatique menée évoque une déclaration faite par le président du GPM, et voulant qu’il y ait eu accord entre les pétroliers alors que ce dernier ne se prononçait que sur une tendance de baisse des prix à l’international.
Précisons là encore que cette déclaration d’intention avait été faite en marge d’une réunion avec Lahcen Daoudi, ministre en charge des affaires générales jusqu’à juin 2018, au demeurant dirigeant du PJD et soutien pendant un temps du mouvement de boycott.
«S’il est parfaitement logique et normal que les opérateurs se concertent entre eux, cela ne doit nullement dépasser le cadre de la corporation. Ces échanges n’ont aucune vocation à définir les stratégies commerciales et la politique de prix propre à chaque entité», précise cet opérateur du secteur.
Autre menace troublante, celle de la particulière lourdeur de l’amende annoncée dans les fuites. Quatre milliards de dirhams, cela correspond au maximum prévu par l'article 39 de la loi sur la liberté des prix et de la concurrence, soient «10 % du chiffre d'affaires mondial ou national hors taxes le plus élevé réalisé au cours des exercices clos depuis l'exercice précédent, celui au cours duquel les pratiques (anticoncurrentielles) ont été mises en œuvre».
Est-ce que le Conseil détient une preuve tangible? La version qui a fuité du rapport ne semble nullement l’indiquer.
Le mélange des genres, avec ce glissement entre le politique et le strictement économique, les complots en tous genres et des amendes aussi salées feraient craindre le pire: la perte de confiance dans l’acte d’entreprendre et d’investir au Maroc. Le risque de ternir l'image du pays à l’international est réel, puisque l’affaire engage non seulement des opérateurs nationaux, mais aussi des multinationales.
La capacité du pays tout entier à attirer des investissements va certainement en pâtir. Le tout, à des fins strictement électoralistes et très bassement politiques.