Sa dernière visite au Maroc remonte à octobre 2015, à l’occasion de la finale de la «Danone Cup», tournoi de football mondial pour les 10-12 ans. Emmanuel Faber, alors directeur général, accompagnait son patron et non moins mentor, l’ancien PDG du géant français de l’agroalimentaire, Franck Riboud. C’est d’ailleurs lors de ce voyage à Marrakech, en marge de cette finale remportée par la jeune équipe marocaine, que le groupe Danone a révélé la nouvelle identité de sa filiale Centrale Danone (ex-Centrale laitière).
En déplacement au Maroc ce mardi 26 juin, deux mois après le lancement du mouvement de boycott visant sa marque locale, Emmanuel Faber revient cette fois-ci en tant que PDG. Une visite éclair entourée de la plus grande discrétion, au moins jusqu’au point de presse fixé à 16h45, soit exactement au moment où l’arbitre brésilien Sandro Ricci devait siffler la fin du match France-Danemark, comptant pour la troisième journée de la phase groupe de la Coupe du monde 2018. On remarquera aussi le choix un peu étrange du lieu de la rencontre avec le PDG de Danone, à savoir la Fondation du roi Abdelaziz Al Saoud, plus habituée à abriter des débats de recherche scientifique qu’à recevoir des entreprises cotées à la Bourse de Casablanca! Faut-il chercher un lien avec les informations selon lesquelles l’autre géant de la filière laitière, le saoudien Almarai s’apprêterait à investir le marché marocain?
Visiblement ému, le charismatique président de Danone avoue que le boycott dont fait l’objet la marque de lait de la filiale marocaine l’a profondément marqué. «Même si je le regrette, je respecte le choix de ceux qui y ont adhéré», dit-il en s’empressant de reprendre l’argument mis en avant par certains officiels, celui des progrès réalisés par la filière au fil des générations et grâce auxquels le Maroc a pu assurer son autosatisfaction en produits laitiers.
«Il y a 40 ans, j’ai eu la chance de vivre pendant un an dans une grande ville au Maghreb. Nous n’avions pas la chance de consommer du lait pasteurisé tous les jours. Nous devrions faire la queue, munis d’un ticket qui nous permet d’avoir deux yaourts par semaine», se souvient-il. A tous ceux et à toutes celles qu’il a rencontrés lors de cette journée chargée de mardi, il a voulu transmettre un message de confiance. Mères de famille, jeunes blogueurs, syndicalistes... L’homme est allé à la rencontre de personnes participant au boycott, mais a aussi écouté celles qui en sont les victimes. «J’ai rencontré huit éleveurs parmi les plus touchés dans cet écosystème qui tourne autour de la marque Danone. Du tout petit, dont la totalité du revenu dépend d’une douzaine de vaches, jusqu’aux fermiers qui ont fait le choix de grandir dans des régions difficiles», a expliqué Faber.
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Pourquoi le patron du groupe-mère a-t-il laissé passer plus de deux mois avant de réagir et de venir s’enquérir de la situation de la filiale? «J’ai souhaité prendre suffisamment de recul. Le phénomène est nouveau dans sa nature. Il nous a semblé important de commencer par comprendre ses tenants et aboutissants», explique Faber. Diplômé de HEC Paris (promotion 1986), il propose une analyse sociologique des causes à l’origine de ce mouvement, loin de toute démarche politique, a-t-il insisté. Selon lui, la société marocaine est traversée par les mêmes tensions observées dans le reste du monde, liées notamment à l’accessibilité (prix), à la qualité des produits alimentaires et à la confiance aux marques ancrées dans le quotidien des gens. «Une génération entière est en train de produire des normes sociales dans le monde entier à travers les réseaux sociaux. Les marques engagées dans le secteur de l’alimentation doivent apprendre à vivre dans ce contexte. Au groupe Danone, nous apprenons au fur et à mesure, mais parfois ça va trop vite pour nous», reconnaît le patron de la multinationale française.
Mieux céder un peu que de perdre tout Faber, connu pour avoir toujours plaidé pour une remise à plat des modèles économiques et agroalimentaires dominants au cours des 50 dernières années, est venu au Maroc avec une seule idée en tête: réinventer le modèle, voire l’écosystème Centrale Danone. «Nous avons pris l’engagement de rendre le lait frais pasteurisé plus abordable pour les familles marocaines», lance-t-il d’emblée avant de rentrer dans le détail de son plan de sauvetage. Le groupe Danone, poursuit-il, s’engage à travailler à prix coûtant et à renoncer à tout profit dans le segment du lait frais pasteurisé. Cela couvre les frais de collecte, la chaîne du froid, le contrôle qualité à l’entrée de l’usine, la pasteurisation du lait, l’emballage, le transport, la logistique, la mise à disposition dans le commerce, etc. Pour l’ensemble de ces prestations liées au lait frais pasteurisé, Danone se dit prêt à se faire payer au prix coûtant, à la limite du coût de revient, pas plus.Renoncer au profit, mais à condition que le modèle soit viable, nuance-t-on. Une viabilité qui dépendra de l’adhésion de tous les acteurs de la filière, de l’éleveur jusqu’à l’épicier. Chacun est appelé à gratter sa marge; mieux vaut céder un peu que de perdre tout. Pour cela, un dialogue sera instauré dès la semaine prochaine, appuyé par un protocole et un dispositif dédiés. C’est à l’image de ce qu’entreprend actuellement le gouvernement avec les pétroliers et les propriétaires des stations-service, préalablement à la mise en place du système de plafonnement des prix du carburant. L’objectif est de quantifier avec précision tous les éléments constitutifs de la structure du prix du lait frais pasteurisé. Un exercice sans doute difficile qui exige un degré très élevé de transparence.
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Le patron de Danone invite donc les acteurs de la filière à adhérer à ce dialogue vital pour la marque «Centrale Danone». Il propose de réinventer la gouvernance de la marque dans l’espoir d’aboutir à ce qu’il appelle «un prix juste et équitable». Un prix qui, tout en protégeant au maximum les revenus des éleveurs et des commerçants, sera abordable et facilement accessible pour le consommateur. Pour illustrer ses propos, Faber s’inspire du concept d’une marque française qui cartonne, devenue depuis mars dernier carrément un label, du nom de «C’est qui le patron?». Alors, de quoi s’agit-il au juste?
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Lancé en 2016, le concept «C’est qui le patron?» a été installé par une coopérative atypique basée à Paris. Le principe consiste à redonner le pouvoir aux consommateurs. Ce sont eux qui valident le cahier des charges des marques. La transparence dans ce modèle est primordiale, au point d’exiger l’affichage de la fiche de paye des opérateurs ayant participé à la fabrication du produit. Les consommateurs sont parfois invités à choisir en ligne les caractéristiques des produits (taille, origine, forme, etc). Le consommateur sait ainsi qu’il participe directement à une plus juste rémunération de la chaîne de production. Le premier produit de la marque, qui n’est autre que le lait «équitable», fait un tabac dans les supermarchés de l’Hexagone. Pour chaque litre vendu (à 0,99 euro, soit 10,95 dirhams), chaque éleveur est rémunéré à 39 centimes d’euro (4,31 dirhams), contre 25 centimes d’euro ( 2,76 dirhamS) par litre de lait industriel classique. Le label «C’est qui le patron?» est-il adapté à l’écosystème «Centrale Danone»? «Je ne sais pas si c’est le bon exemple, mais nous pouvons inventer notre propre modèle avec les Marocains», estime le patron de Danone.
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La réussite du plan Faber est soumise à une condition. Pour que le modèle aboutisse et se traduise par une baisse concrète des prix de vente, l’augmentation des volumes de vente est incontournable. Autrement dit, l’arrêt du boycott devient indispensable. En effet, Danone table sur les économies d’échelles pour retrouver ses équilibres même si elle renonçait à sa marge dans le segment du lait frais pasteurisé. Le consommateur est rassuré sur la qualité. «Danone ne trahira jamais la confiance des Marocains sur cet aspect et le lait Centrale répondra aux mêmes exigences. Il sera toujours sans antibiotiques et sans agents conservateurs», a affirmé le patron de la multinationale. Faut-il pour autant s’attendre à des hausses des prix des autres produits de la marque (lait stérilisé UHT, yaourt, etc.). «Ce n’est pas l’idée forcément. Il n'y aura pas de système de péréquation. Le modèle ne peut fonctionner que s’il y a suffisamment de consommateurs intéressés par l’adhésion à cette nouvelle gouvernance de la marque», répond Faber.
Maintenant, si le boycott perdure, quels sont les scénarios envisageables? Peut-on imaginer un retrait du groupe Danone du marché marocain? Non, tranche son PDG. «Je suis ici parce que cette marque accompagne les Marocains depuis des générations. Il est de notre mission qu’elle continue à le faire. Elle le fera différemment, dans un monde nouveau, avec des moyens nouveaux et des générations nouvelles», promet le numéro un du géant français de l’agroalimentaire.EnregistrerEnregistrerEnregistrerEnregistrer