L’annonce est tombée hier, dimanche 2 février, et elle a été actée aux premières heures de ce lundi par un communiqué de presse de l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT). Accusé de pratiques anticoncurrentielles sur le marché de la téléphonie fixe et de l’accès à l’Internet fixe à haut débit, faisant par ailleurs l’objet d’une saisine de la part de son concurrent inwi depuis 2017, Maroc Telecom a finalement été reconnu coupable de ces faits, par l’autorité de régulation, au nom des dispositions de l’article 7 de la loi relative à la liberté des prix et de la concurrence.
L’opérateur devra désormais s’acquitter d’une lourde amende. Comptez quelque 3,3 milliards de dirhams à verser au Trésor public. Dans une réaction laconique, le groupe IAM déclare, dans un communiqué publié dimanche, quelques minutes avant minuit, prendre acte de la décision et se réserve néanmoins «la possibilité d’exercer les voies de recours prévues par la loi». Le mal est pourtant déjà fait, et il est le résultat naturel d’un long processus d’entêtement du management de Maroc Telecom, qui a imposé, des années durant, son monopole de fait sur le fixe et l’Internet à haut débit. L’opérateur historique a été grandement aidé en cela par le fait qu’il détient les infrastructures nécessaires à ces deux technologies, héritées de l’Etat marocain. Il en a donc usé et abusé, au mépris des règles de base d’une concurrence libre et loyale, et, surtout, au mépris des dispositions de la loi de libéralisation des télécoms, ouvrant ce marché à d’autres opérateurs.
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L’autorité de régulation a eu beau multiplier les avertissements et autres mises en garde, rien n’y a fait. Voici plus de trois années, en octobre 2016, l’ANRT avait ainsi adressé un avertissement à Maroc Telecom sur le même sujet, l’incitant à partager ses infrastructures avec les autres opérateurs. Une première dans l’histoire des télécoms au Maroc.
L’ANRT avait alors opté pour la moins lourde des trois sanctions différentes qui peuvent être appliquées à un opérateur ne s’étant pas conformé à une mise en demeure de l’Agence nationale de régulation des télécoms (ANRT). Celles-ci, graduelles, se déclinent ainsi: un avertissement, une sanction pécuniaire et, enfin, la suspension de la licence.
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Les sanctions pécuniaires peuvent atteindre, comme c’est à présent le cas, 10% du chiffre d’affaires d’un opérateur en infraction. Quand on sait que Maroc Telecom génère des revenus annuels de plus de 30 milliards de dirhams, le calcul est vite fait, et le montant de 3,3 milliards de dirhams d’amende trouvent tout son sens.
Qu’est ce que le dégroupage?Mais avant, qu’est-ce donc que le «dégroupage» et pourquoi le patron de Maroc Telecom s’est-il entêté de la sorte à ne rien céder à ses concurrents, ou alors que très peu, sur ce registre précis? Renseignement pris, il s’agit d’une opération qui met la boucle locale détenue par l'opérateur historique à la disposition de l'ensemble des opérateurs de télécommunications, moyennant une rémunération. Concrètement, cela suppose qu’IAM partage le réseau en cuivre qu’il a hérité de la Poste, téléphone et télécommunications (PTT), avec ses concurrents directs que sont inwi et Orange, les deux autres acteurs du secteur au Maroc. Tout un dispositif avait d’ailleurs été adopté dans ce sens… en 2007. Mais le management de Maroc Telecom n’en a fait qu’à sa tête. Résultat: à ce jour, seul 0,1% du parc actuel est dégroupé au Maroc, contre un taux dépassant 50% dans les pays européens.
L’objectif de Maroc Telecom est évident: préserver à tout prix son monopole sur l’ADSL. Avec le partage des infrastructures, Maroc Telecom risque en effet de perdre gros sur ce segment et de se faire grignoter de solides parts de marché par ses concurrents. Une solution d’autant plus inconfortable que Maroc Telecom base sa stratégie sur le monopole et non sur l’innovation. Il oblige ainsi ses clients à s’abonner à la téléphonie fixe pour bénéficier de l’Internet haut débit. Alors même que les personnes averties savent pertinemment que techniquement, aucun client n’est obligé d’être abonné au fixe pour pouvoir bénéficier de l’ADSL.
Avec un meilleur partage des infrastructures, les deux autres opérateurs pouvaient faire jouer la carte de la concurrence, et cela ferait perdre à Maroc Telecom une grande partie de ses clients particuliers sur le segment du fixe. C’est donc sa situation monopolistique héritée qui explique que Maroc Telecom a tant rechigné à partager ses infrastructures, alors que cela est communément admis dans la majorité des pays soucieux du développement des télécoms et de la libre concurrence entre les opérateurs.
Chronique d’une sanction inéluctableAu départ, Maroc Telecom a tout bonnement refusé de proposer une offre à ses concurrents, ce qui a poussé l’ANRT à remettre le dossier entre les mains de la Commission de gouvernance. Celle-ci s’est prononcée en juin 2014, en fixant les conditions et les modalités que Maroc Telecom était tenu de respecter, pour mettre sur le marché une offre compétitive pour ses concurrents.
En parallèle, cette commission a accordé à l’opérateur historique un délai de 45 jours pour se conformer à cette décision. Trois mois plus tard, en août 2014, Maroc Telecom finit certes par se plier à l’exigence de l’ANRT. Avec six jours de retard sur le délai qui lui avait été imparti, Maroc Telecom a tout de même consenti à transmettre une offre au régulateur. S’en sont alors suivis de longs, et parfois tendus, échanges entre les deux parties, jusqu'au 3 décembre 2015, lorsque l’ANRT a carrément mis en demeure l’opérateur historique.
Cette mise en demeure a fixé à IAM un délai de 30 jours pour se conformer aux termes exigés par le régulateur pour la conception d’une offre compétitive pour les autres opérateurs. Passé ce délai, et face à une absence manifeste de réponses convaincantes, l’ANRT est parvenue à cette conclusion: Maroc Telecom n’accepte tout simplement pas de se conformer à ces décisions. D’où, enfin, l’ouverture d’une procédure de sanction.
Pendant ce temps, Maroc Telecom a joué des coudes pour tenter, vaille que vaille, de bloquer l’adoption de la nouvelle loi 12.121, modifiant et complétant la loi n° 24.96 relative à la poste et aux télécommunications. Celle-ci, finalement publiée au Bulletin officiel en février 2019, oblige les opérateurs à publier une offre de partage technique et tarifaire de leurs infrastructures, et de mettre en place une base de données de ses infrastructures.
L’article 22 de cette loi est, à ce titre, on ne peut plus clair: «les personnes morales de droit public, les concessionnaires de services publics et les exploitants de réseaux publics de télécommunications ont l’obligation de donner suite aux demandes de tout exploitant de réseaux publics de télécommunications pour le partage des infrastructures dont ils disposent en vue de lui permettre d’installer et/ou d’exploiter des matériels de télécommunications dans la mesure où ces derniers ne perturbent pas l’usage public».
Cette mise à disposition peut concerner notamment les servitudes, les emprises, les ouvrages de génie civil, les artères et canalisations, les points hauts, et les lignes de télécommunications dont disposent les personnes morales de droit public, les concessionnaires de services publics et les exploitants de réseaux publics de télécommunications.
«Les exploitants de réseaux publics de télécommunications sont tenus de publier des offres de référence pour la mise à disposition des infrastructures citées», peut-on également lire dans cet article de loi.
A défaut, les sanctions pécuniaires ne sont jamais loin. Si le titulaire d’une licence ne se conforme pas à la mise en demeure qui lui a été adressée, il a d’abord droit à un avertissement, puis se retrouve sous le coup d’une sanction pécuniaire, comme c’est désormais le cas de Maroc Telecom.
Et ce n’est pas fini!Rien ne dit que cela se termine là, puisqu’en cas de récidive, le législateur a également prévu la suspension totale, ou partielle, de la licence pour une durée de trente jours au plus, la suspension temporaire de la licence ou la réduction de sa durée, dans la limite d'une année ou, drastique et définitif, le retrait définitif de la licence.
D’ailleurs, l’amende de 3,3 milliards de dirhams infligée par l’ANRT à Maroc Telecom ne porte que sur le dégroupage. Rien n’interdit aux autres opérateurs de lancer d'autre saisines, qui ont autant de chances d’aboutir. Autant dire que si le régulateur se met à appliquer la loi stricto sensu, IAM risque de crouler sous les amendes et les préjudices subis risquent d’être douloureux. Ce ne sont d’ailleurs pas les signes avant-coureurs de ce scénario qui manquent. Après avoir saisi l’autorité de régulation et mis en demeure Maroc Telecom au sujet du dégroupage, inwi a décidé, en 2018, de porter l’affaire devant les tribunaux, et réclame à l’opérateur historique 5,7 milliards de dirhams de dommages et intérêts.
La sourde oreille à la Cour des comptes et à la Banque mondialeDans l’un de ses rapports de 2019, la Cour des comptes n’a pas dit pas autre chose, au sujet des services en ligne, et ses auditeurs ont pu établir que le monopole de l’ADSL par Maroc Telecom est le principal frein, au Maroc, à l’accès à des services des télécommunications dignes de ce nom, et au développement des services publics en ligne. Dans ce rapport, les équipes de Driss Jettou n’ont pas hésité à directement pointer du doigt le monopole exercé par l’opérateur historique sur le marché de l’ADSL. L’ADSL, c’est en effet aujourd’hui un total de 1,23 millions d’abonnés, à 99,98% liés par contrat à… Itissalat Al-Maghrib (IAM).
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Pour les juges de la Cour des comptes, cela signifie que les technologies, autres que celles du mobile, ne profitent pas du même niveau d’évolution, de concurrence et de promotion. «Malgré leur introduction depuis 2005, la mise en œuvre de certains leviers de régulation, comme le dégroupage, la co-localisation et le partage des infrastructures, connaissent toujours des problèmes opérationnels et tardent à produire les effets escomptés sur le secteur», dénonce la Cour des comptes.
Même la Banque mondiale s’en est récemment mêlée: «les réglementations qui semblent protéger les opérateurs historiques peuvent fausser les marchés et avoir des répercussions critiques sur l’ensemble de l’économie», peut-on ainsi lire dans le dernier rapport de la Société Financière Internationale (une institution du Groupe Banque Mondiale), intitulé «Diagnostic du secteur privé». C’était deux mois seulement après ce rapport de la Cour des comptes, incriminant Maroc Telecom. «Bien que dix ans se soient écoulés et que plusieurs décisions aient été prises, l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT) n’a pas procédé au dégroupage de la boucle locale», indique ce rapport de la SFI, qui accuse nommément l’opérateur historique, Maroc Telecom, en prenant soin de préciser qu’il «détient toujours plus de 99% du marché de l’ADSL (haut débit fixe)».
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Résultat: le marché du haut débit au Maroc reste limité aux principaux centres urbains et aux grands axes routiers du pays, aggravant évidemment la fracture numérique. Le taux de pénétration du haut débit est l’un des plus faibles de la région MENA (17,5 % des ménages pour le haut débit fixe et 41 % de la population pour le haut débit mobile en 2015, alors que la moyenne régionale en 2015 était respectivement de 41 et 85 pour cent), et celui-ci est considérablement inférieur à celui de certains pays d’Europe de l’Est, où les taux sont proches de 50% pour le fixe, et de 100% pour le mobile.
Tout cela aurait pu être évité si le management de Maroc Telecom, incarné par l’indéboulonnable Abdeslam Ahizoune, avait daigné se conformer aux dispositions de loi sur la libéralisation des télécoms, et, par ricochet, fait profiter de larges pans de la société de services de qualité, à un juste prix, pour le plus grand bien de tous. Il faut croire que certains réflexes, outrancièrement conservateurs, ont décidément la peau dure. L’opérateur historique va devoir changer son mode managérial et renoncer à un confortable monopole s’il ne veut pas crouler sous le poids des amendes. Une question s’impose: peut-on réellement faire du neuf avec du vieux? Abdeslam Ahizoune, qui a dirigé Maroc Telecom près de quatre décennies, en y apportant que très peu d’innovations, est-il réellement en mesure de changer?