Ce n’est vraiment pas un secret: si le gouvernement Akhannouch a pu sécuriser l’équilibre du budget 2022, sans avoir besoin de s’endetter davantage ni de recourir à une loi de finances rectificative, malgré les deux rallonges décrétées en juin (16 milliards de dirhams) et en octobre (12 milliards de dirhams), c’est grâce à la baraka des recettes fiscales. Personne ne s’y attendait d’ailleurs, y compris le ministère des Finances qui a été contraint de revoir à la hausse ses prévisions pour fin 2022, en tablant sur un montant total de recettes fiscales de l’ordre de 252 milliards contre une prévision initiale de 231 milliards de dirhams, soit un additionnel de 21,1 milliards de dirhams.
Sachant que seulement 2% des entreprises contribuent à hauteur de 80% des recettes de l’Impôt sur les sociétés (IS), les raisons qui ont poussé le gouvernement à surtaxer les entreprises qui ont toujours été les principales contributrices à l’impôt, restent incompréhensibles. Au lieu de donner des signaux clairs en faveur d’un allègement de la pression fiscale pour cette catégorie de contribuables, le gouvernement a choisi d’enfoncer le clou en alourdissant davantage la charge sur un pan entier du tissu productif national. Un geste que beaucoup ont perçu comme étant une sorte d’acharnement fiscal contre ceux qui sont réputés figurer parmi les «bons payeurs» de l’Etat.
Rappelons que dans son Projet de loi de finances (PLF 2023), le gouvernement a proposé une réforme globale de l’IS, visant à atteindre progressivement, d’ici à 2026, trois niveaux d’imposition:
- 20% pour les sociétés dont le bénéfice net est inférieur à 100 millions de dirhams.
- 35%, pour les sociétés ayant un bénéfice net égal ou supérieur à 100 millions de dirhams
- 40% pour les établissements de crédit et organismes assimilés, Bank Al-Maghrib, la Caisse de dépôt et de gestion (CDG) et les entreprises d'assurances et de réassurance.
Si cette réforme est adoptée, plusieurs entreprises parmi celles réalisant un résultat net supérieur à 100 millions de dirhams verront leur taxation augmenter de 31 à 35%.
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Dans un entretien avec Le360, le président de la CGEM, Chakib Alj a tenu à insister sur l’effet de seuil résultant de l’augmentation du taux d’IS de 31% à 35% pour les sociétés réalisant un bénéfice net supérieur à 100 millions de dirhams, pouvant atteindre jusqu’à 15 points de pourcentage de différence (comparativement aux entreprises dont le bénéfice net se situe en dessous de 100 millions de dirhams).
Pour le patron des patrons, «ce niveau de pression fiscale est sans aucun doute défavorable aux investisseurs internationaux d’une certaine taille dans les secteurs stratégiques par rapport aux pays concurrents». Ainsi, poursuit-il, des entreprises précédemment installées «seront contraintes de downsizer ou relocaliser leur activité et les emplois associés pour assurer la pérennité de leurs modèles, et cela peut se produire plus rapidement qu'on ne le pense». En somme, la pression fiscale va servir d’épouvantail aux investisseurs étrangers et rendre le Maroc moins attractif en comparaison avec la fiscalité pratiquée dans des pays concurrents.
Salah Grine, expert-comptable, est du même avis: «la hausse de l’IS de 31 à 35% va à l’encontre de la tendance baissière de l’IS observée à travers le monde, où l’on s’oriente vers un taux plancher de 15%. Cela ne pourrait pas ne pas avoir d’impact sur l’attractivité du Maroc auprès des investisseurs internationaux», soutient-il.
La hausse de l’IS, explique cet expert-comptable, risque de porter un coup dur aux champions nationaux qui perdraient en compétitivité tant sur les marchés extérieurs que sur le marché intérieur, à cause de l'ensemble des accords de libre-échange que notre pays a signés.
La charge fiscale est nettement plus lourde dans le secteur financier auquel on applique déjà un tarif élevé (37%) et qui devra désormais supporter un niveau record d’IS (40%).
«La justice fiscale n’est pas de mettre sous embargo les banques et les compagnies d’assurances à des niveaux de fiscalité de presque 50% de leurs profits», commente l’économiste Abdelghani Youmni, pour lequel ce taux d’imposition ne semble pas être encourageant dans un pays qui souhaite attirer des IDE et des investisseurs étrangers. «Au Maroc, le marché boursier est de taille modeste et il est surtout animé par les banques, les assurances et les opérateurs de télécoms. Il est difficile aujourd’hui d’anticiper la réaction du marché. Mais à ce niveau d’imposition, il sera difficile de rassurer les actionnaires et d’attirer de nouveaux investisseurs», explique-t-il dans une interview pour Le360.
Quid des distributeurs des carburants?Pour certains esprits chagrins, le gouvernement Akhannouch aurait cherché à ménager et à épargner les distributeurs de carburants qui, au vu des bénéfices mirobolants enregistrés ces dernières années, devraient être désignés parmi les secteurs concernés par le taux d’IS le plus élevé, soit 40%, sur un même pied d’égalité que les banques, les compagnies d’assurances, la CDG, Bank Al-Maghrib et les établissements de crédit.
«Certains distributeurs de carburants réalisent plus de 100 millions de dirhams de bénéfice net fiscal, à l’instar des opérateurs télécoms, ou encore des entreprises minières, ils subissent la hausse la plus élevée de la réforme de l’Impôt sur les sociétés passant de 31% en 2022 à 35% en 2026, soit 4% d’IS supplémentaires. Et c’est sans compter les 5% supplémentaires de la contribution sociale de solidarité, reconduite pour les trois prochaines années», énonce Chakib Alj.
Le président de la CGEM rappelle à cet égard les recommandations du Nouveau modèle de développement, ou encore la loi-cadre portant réforme de la fiscalité, qui en appellent toutes deux à une baisse drastique de la pression fiscale pour, d’une part, élargir l’assiette, et d’autre part, s’aligner en termes de compétitivité face aux pays concurrents. «C’est dans ce sens que nous devons tous pousser. Il est donc essentiel de ne pas se tromper de cible. Ces secteurs restent les grands pourvoyeurs d’emplois du pays, et génèrent déjà d’importantes recettes pour l’Etat», insiste-t-il.
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L’économiste Abdelghani Youmni estime, lui, qu'à propos du niveau de profitabilité réalisé par les distributeurs des carburants, il faut relativiser: «s’il est vrai que les volumes consommés au Maroc sont gigantesques, les marges et profits ne sont pas comparables à ceux des pétroliers qui détiennent des contrats d’exploration, de forage, de production et de distribution».
Universitaire et fiscaliste, Mohamed Rahj défend quant à lui l’idée selon laquelle «les sociétés en situation monopolistique (de droit ou de fait, Ndlr), les oligopoles et les sociétés protégées par l'Etat doivent payer le taux le plus élevé en contrepartie de cette protection».
S’agissant plus précisément du cas des distributeurs d'hydrocarbures, Mohamed Rahj a décidé d'adopter un discours plein de franchise: pour lui, en plus des banques, des compagnies d’assurances et autres organismes financiers, il faut aussi ajouter les sociétés d'importation et de distribution des produits pétroliers, les sociétés des télécommunications, les cimenteries, etc. «D'ailleurs, c'est l'une des recommandations des Assises de la fiscalité organisées les 3 et 4 mai 2019 à Skhirat», tient à rappeler ce fiscaliste.
Un acharnement qui ne dit pas son nomLe PLF 2023 n’offre rien de réjouissant, non plus, pour les TPE-PME, dont le résultat net est inférieur à 300.000 dirhams, qui verront leur taxation passer de 10 à 20% d’ici à 2026. Le doublement du taux d’IS pour cette catégorie d’entreprises (qui représente plus de 90% du tissu économique au Maroc), risque d'entraîner certaines d’entre elles à basculer vers le circuit informel. Non seulement cette mesure pourrait conduire à un résultat contraire aux objectifs recherchés par le gouvernement (soit un élargissement de l’assiette fiscale), mais elle remettrait aussi en cause le principe de la préservation des acquis et, plus globalement, le vœu de stabilité du régime fiscal marocain.
Au lieu de se tourner à chaque fois vers les mêmes contribuables pour boucher les trous du budget général de l’Etat, le gouvernement ferait bien de prendre plus au sérieux les problèmes que pose le circuit informel dans l'économie nationale. «L’intégration de l’informel, notamment dans les calculs des recettes fiscales, doit être au centre des préoccupations des gouvernements tel que recommandé, de manière unanime, lors des assises de la Fiscalité et dans le rapport sur le Nouveau modèle de développement», plaide Chakib Alj. Il est temps, plaide-t-il, de concevoir les dispositifs à même d'élargir l’assiette fiscale et de prendre en considération les revenus non déclarés, issus de ce circuit. «Sans ces réformes, ce sont les mêmes catégories d’entreprises qui continueront à être taxées», prévient le président de la CGEM.