L’entreprise, surtout industrielle et urbaine, joue un rôle important dans la modernisation de toute société. Les principes de rationalité, d’organisation et de création de valeur qu’elle véhicule participent à la fois à structurer l’imaginaire social de la population et à améliorer son bien-être. Son développement est mieux assuré si elle dispose d’un organisme qui défend ses intérêts. Créée dans les années 40, la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) avait pour mission de fédérer les entreprises industrielles, qui composaient l’essentiel de ses adhérents, et veiller à représenter leurs intérêts. À la faveur de la marocanisation, les entrepreneurs marocains ont remplacé les français, tout en gardant la prééminence du secteur industriel, le sentiment d’appartenance à une élite et l’utilisation presque exclusive de la langue française. Au milieu des années 90, la CGEM est entrée dans un long cycle d’élargissement de son assise en intégrant la PME, le secteur de services et certaines corporations tout en participant aux grands débats économiques nationaux. Elle a participé à la défense de l’entreprise lors de «la campagne d’assainissement», et joué le rôle de force de proposition dans divers sujets d’intérêt macro-économique: «négociations des accords de libre-échange», «contrats-programmes», «politiques sectorielles», «Livre blanc de la PME» et «mises à niveau fiscales».
Avec l’arrivée d’une nouvelle génération de dirigeants, ces dernières années, l’organisation patronale a préféré faire plutôt profil bas et se retirer des grands débats économiques nationaux, en concentrant ses interventions sur les aspects syndicaux: fiscalité et droit du travail. Choix motivés par plusieurs raisons: le profil plus technique que «politique» des présidents récents et de leur entourage, à l’exception du cas Salaheddine Mezouar qui, lui, était «politique à l’excès», et le «manque d’intérêt» pour les sujets «horizontaux», alors que la mission de l’organisation patronale est d’abord de contribuer à la mise en place du meilleur cadre socio-économique pour l’entreprise. Juste retour des choses, le manque de visibilité médiatique de la CGEM a amoindri de son importance au sein de l’opinion publique et même chez certains responsables qui font état de l’inanité de ses interventions.
Doit-on considérer que l’organisation patronale se dirige vers une perte d’influence à l’aune des organisations syndicales ouvrières? Elle qui semble plus préoccupée par la lutte pour les sièges à la Deuxième chambre, les Conseils et autres avantages, qu’à une implication dans les grands débats économiques nationaux. Pis, elle a multiplié bourdes et maladresses ces derniers temps, n’hésitant pas à menacer de refuser les augmentations de salaire, en période de tensions sociales, parce que la loi sur le droit de grève connaît un certain retard. Cerise sur le gâteau, le récent épisode du recours au népotisme et au copinage lors de la constitution de son Conseil d’Administration, sans gêne, a contribué à ternir davantage une image déjà fortement entamée.
Pourquoi alors cet intérêt récurrent pour l’organisation patronale, elle qui ne brille pas de mille feux? Tout simplement parce que le Maroc a besoin dans cette phase de son développement d’une CGEM forte.
Sa force vient du secteur (privé) qu’elle est censée représenter et qui est appelé à jouer un rôle crucial dans le nouveau modèle économique prôné par les divers discours royaux. Cette représentativité, cela va de soi, lui donne des droits, mais lui impose des obligations.
Peut-être un rappel des obligations et du contexte socio-économique peut s’avérer utile. Les statuts de l’organisation patronale font obligation à ses dirigeants de contribuer par les propositions et l’action à l’amélioration de l’environnement de l’entreprise. Depuis l’entrée en fonction de l’actuel gouvernement, et conformément aux instructions royales, il y a eu lancement et/ou accélération d’un nombre très important de chantiers qui concernent directement le monde de l’entreprise, son vécu quotidien et ses perspectives de développement: Charte de l’investissement, priorité à l’investissement privé, souverainetés, appel à la création de nouveaux secteurs, faiblesse de la production des biens intermédiaires, avancées substantielles dans la protection sociale et la couverture médicale, élargissement de l’assiette de l’impôt à d’autres secteurs et corporations, régionalisation et amélioration de l’attractivité des territoires, changement de tutelle des Centres régionaux d’investissement (CRI) et participation à l’inventaire des opportunités d’investissement, l’implication des PME dans le développement du territoire, la participation du capital national dans les écosystèmes en place et à mettre en place… la liste est longue. Sur l’ensemble de ces thèmes, la CGEM ne s’est pas épuisée dans l’élaboration de propositions. Une des raisons avancées serait le souci des dirigeants de la CGEM de ne pas gêner le travail gouvernemental à travers l’émission de propositions publiques pouvant être assimilées à un désaccord. Qu’ils soient rassurés, la réflexion collective au Maroc est encore avide de propositions constructives, cette «taqîya» n’a pas lieu d’être.
La participation de la CGEM au débat national public ne sert pas uniquement son image, elle contribue à crédibiliser le fonctionnement de notre système démocratique. Dans le calcul de l’indice de développement démocratique, publié chaque année par «The Economist Group», la participation des corps intermédiaires est prise en compte comme facteur positif. La CGEM peut servir comme vitrine démocratique.
La CGEM a aussi des obligations à l’international qu’elle doit savoir gérer avec doigté et au mieux des intérêts nationaux et de l’entreprise, en communiquant mieux avec ses partenaires et en expliquant aussi mieux ses contraintes aux responsables. Elle serait bien inspirée d’assurer un accompagnement approprié et dans les limites de ses périmètres aux efforts de notre diplomatie. À titre illustratif, les réticences marquées par les patronats de certains pays de la CEDEAO, face à la perspective d’une adhésion du Maroc, n’auraient-elles pas été moindres si la CGEM avait conduit une diplomatie parallèle?
Les dirigeants de la CGEM devraient être conscients qu’ils sont adoubés d’une mission nationale aux multiples facettes. Croire que la CGEM est une affaire de famille, c’est commettre une erreur d’appréciation. Aussi est-il du devoir de ses adhérents et de l’opinion publique de suivre au plus près son activité et surtout le résultat de ses démarches en termes de participation à la création d’emplois et de richesses, et en tant qu’acteur de modernisation sociale et de développement politique.