Dans le même registre, mais dans le sens opposé, une note du HCP publiée en octobre 2022 fait état d’une augmentation alarmante de la pauvreté au Maroc. Entre 2014 et 2022, 3,2 millions de Marocains ont basculé dans la pauvreté. Soit 7 années de lutte contre la pauvreté qui s’évaporent littéralement, puisque nous sommes revenus à la case départ, celle du niveau de pauvreté de 2014.
Face à ces deux dynamiques opposées, doit-on voir un effet de vases communiquants? Ça serait trop simpliste. Laissons ces raccourcis à certains youtubeurs et politiciens qui, faute de propositions sérieuses et crédibles, doivent se contenter de quelques raccourcis démagogiques.
Ainsi, deux approches sont possibles: soit on rejoint Don Salluste, dans la «Folie des grandeurs», pour qui «Les pauvres, c’est fait pour être très pauvres, et les riches très riches», ou bien on interroge les mutations profondes qu’a connues notre société ces 20 dernières années.
Car le creusement rapide des écarts de richesses est le produit d’un processus très particulier, que tous les pays émergents ont connu ou connaissent. Ceci, à la différence que dans des pays comme la Chine ou la Turquie, le creusement ne s’est pas fait par un mouvement opposé, mais grâce à une hausse généralisée du pouvoir d’achat, qui fut cependant plus rapide pour les riches que pour les pauvres. D’autres facteurs culturels peuvent également entrer en jeu comme en Inde, où la structure mentale est encore porteuse de manière implicite d’une logique de caste, ou dans le cas du monde anglo-saxon qui, pour des raisons anthropologiques profondes, est indifférent au principe d’égalité.
Revenons désormais au Maroc. Durant les trois dernières décennies, notre pays a connu sur le plan économique des mutations structurelles profondes, qui se sont matérialisées en 3 phases.
La première, celle des années 1990 avec le Plan d’ajustement structurel (PAS), a rendu possible l’émergence d’un secteur privé qui, jusque-là, était tout au plus périphérique. Le poids de l’État dans l’économie a fortement reculé à travers les privatisations d’importantes entreprises publiques, mais surtout à travers l’émancipation graduelle de Bank Al-Maghrib, dont la mission n’est désormais plus de financer de manière inflationniste les déficits de l’État, mais de veiller au maintien de la stabilité des prix. Les seuls leviers majeurs à être restés entre les mains du gouvernement sont le levier fiscal, le levier législatif et l’investissement public.
Ces réformes n’ont pas seulement transformé en profondeur notre appareil productif, mais elles ont aussi révolutionné notre perception même de l’économie. Désormais, devenir entrepreneur en fondant sa propre entreprise ne relevait plus du privilège ou d’un aventurisme téméraire, mais devenait une option parmi tant d’autres.
D’autant plus que durant la phase des années 2000, qui s’inscrit dans la continuité de la précédente, la libéralisation du crédit à travers la refonte du système bancaire a impulsé deux dynamiques économiques complémentaires.
La première, c’est qu’il était désormais possible, avec la baisse des taux et l’assouplissement de la réglementation bancaire, de recourir au canal du crédit pour investir. Deuxièmement, la démocratisation du crédit a permis l’émergence d’une classe moyenne de plus en plus importante, à travers un accès relativement démocratisé à certains biens comme l’immobilier, l’automobile, l’équipement...
Cependant, certaines limites à ce mécanisme ne produisent leurs effets que sur le long terme. Car ce consumérisme, nouveau pour les Marocains et certainement très utile pour développer notre tissu productif, n’a pas été fondé sur une épargne de long terme résultant d’une augmentation du niveau de vie comme dans certains pays émergents, mais d’une épargne fictive, produite par le crédit. Si cette équation permet de nourrir l’illusion d’une classe moyenne importante, elle finit par se fissurer dès que l’économie se retrouve confrontée à un ralentissement important de sa croissance, comme ce fut le cas à partir de la crise de 2008.
Ainsi, l’un des talons d’Achille de notre économie fut depuis le départ et demeure toujours l’incapacité de la majorité des Marocains à dégager régulièrement une épargne, en raison de leur faible niveau de revenu.
Dans ce schéma, et a fortiori en temps de crise, seul le crédit peut financer l’investissement, mais avec un biais fortement dommageable pour le développement harmonieux de notre économie. Car l’arbitrage opéré par les banques dans notre contexte se fait à travers la solvabilité du demandeur et non à travers l’originalité de son idée ou de son projet. L’accès au crédit devient de fait asymétrique. Les investisseurs solvables, par définition moins nombreux, deviennent de plus en solvables par l’accès au crédit. Quant aux autres qui ne peuvent investir dans leurs idées ou leurs petites entreprises faute de solvabilité, ils se retrouvent très rapidement confrontés à un plafond de verre. Cette asymétrie est naturellement renforcée par une logique de rente, qui a tendance à verrouiller ses marchés et à empêcher l’émergence d’une concurrence sérieuse.
Sans oublier le poids de l’informel et l’étroitesse de l’assiette fiscale qui en découle, dont la conséquence n’est autre qu’une pression fiscale trop importante pour les TPE et les PME.
Enfin, s’il y a une cause structurelle qui pourrait permettre à elle seule d’expliquer l’explosion des écarts de richesses, c’est bien l’absence d’une dynamique éducative durant ces 30 dernières années. Que dis-je? Pas seulement l’absence, mais l’effondrement de l’éducation publique, consécutive au désengagement partiel de l’État de différents secteurs, suite aux réformes menées durant le PAS.
En effet, la privatisation de plus en plus poussée de l’éducation et de l’enseignement a non seulement capté une partie importante du pouvoir d’achat des Marocains qui devait normalement nourrir l’épargne, mais a également engendré de facto une logique de castes qui ne dit pas son nom.
Car les écarts éducatifs donnent lieu in fine à des écarts de productivité, qui finissent par se traduire par des écarts de revenus, de patrimoine et de niveau de vie. Ainsi, l’école, qu’elle soit privée ou publique, n’est plus un ascenseur social ou un lieu de convergence, mais un facteur de séparation.
Chaque famille offrira à ses enfants l’école, et par conséquent le niveau de productivité futur, que son pouvoir d’achat lui permet. Il en résulte que les inégalités patrimoniales et de revenus renforcent les inégalités éducatives et de productivité qui à leur tour renforcent les inégalités en termes de revenus. Un cercle vicieux qui, espérons-le, sera rompu à l’avenir par les réformes menées actuellement par le ministre de l’Éducation nationale Chakib Benmoussa.
En attendant, se contenter d’incarner personnellement les différentes faillites de notre modèle, à travers ce que j’appelle un «anthropomorphisme politique», ne résoudra rien. Certes, les responsabilités doivent être établies, et la sanction doit être politique au moment du vote, ou pénale quand la situation l’exige et le justifie, mais en attendant, seule une approche systémique, qui respecte la complexité du réel, nous permettra de faire le bon diagnostic et d’activer les bons leviers.